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- S'ils sont vainqueurs, dit l'un, peut-être serons-nous payés ce mois-ci ?

- Peut-être... répondit le sous-officier. Il distribua les cartes.

- Mais s'ils sont battus, peut-être dira-t-on que nous avons trahi ?

- Qu'aurions-nous pu faire ? Nous avons cédé à la force. Nous sommes tous témoins que nous n'avons pas trahi.

Ils réfléchissaient, le cou rentré, cormorans écrasés par la pensée.

- Nous ne sommes pas responsables, dit l'un.

Tous approuvèrent. Ils se levèrent pourtant et allèrent poursuivre leur jeu dans une boutique voisine, dont le propriétaire n'osa pas les chasser. Un tas d'uniformes resta seul au milieu du poste.

Joyeux et méfiant, Tchen marchait vers l'un des postes centraux : « Tout va bien, pensait-il, mais ceux-ci sont presque aussi pauvres que nous... » Les Russes blancs et les soldats du train blindé, eux, se battraient. Les officiers aussi. Des détonations lointaines, sourdes comme si le ciel bas les eût affaiblies, battaient l'air vers le centre de la ville.

À un carrefour, la troupe - tous les hommes armés maintenant, même les porteurs de touques, - hésita un instant, chercha du regard. Des croiseurs et des paquebots qui ne pouvaient décharger leurs marchandises, montaient les masses obliques de fumée que le vent lourd dissipait dans le sens de la course des insurgés, comme si le ciel eût participé à l'insurrection. Le nouveau poste était un ancien hôtel de briques rouges, à un étage ; deux sentinelles, une de chaque côté de la porte, baïonnette au canon. Tchen savait que la police spéciale était alertée depuis trois jours, et ses hommes brisés par ce guet perpétuel. Il y avait ici des officiers, une cinquantaine de mauseristes de la police, bien payés, et dix soldats. Vivre, vivre au moins les huit prochains jours ! Tchen s'était arrêté au coin de la rue. Les armes se trouvaient sans doute aux râteliers du rez-de-chaussée, dans la pièce de droite, le corps de garde, qui précédait le bureau d'un officier ; Tchen et deux de ses hommes s'y étaient introduits plusieurs fois durant la semaine. Il choisit dix hommes sans fusils, fit cacher les revolvers dans les blouses, et avança avec eux. Le coin de la rue dépassé, les sentinelles les regardèrent s'approcher ; se défiant de tous, elles ne se défiaient plus ; des délégations venaient souvent s'entretenir avec l'officier d'ordinaire pour lui apporter des pourboires, opération qui demandait beaucoup de garanties et de personnes.

- Pour le lieutenant Shuei-Toun, dit Tchen.

Pendant que huit hommes passaient, les deux derniers, comme poussés par la légère bousculade, se glissaient entre les sentinelles et le mur. Dès que les premiers furent dans le couloir les sentinelles sentirent contre leurs côtes le canon des revolvers. Elles se laissèrent désarmer : mieux payées que leurs misérables collègues, elles ne l'étaient pas assez pour risquer leur vie. Quatre hommes de Tchen qui ne s'étaient pas joints au premier groupe, et semblaient passer dans la rue, les emmenèrent le long du mur. Rien n'avait été visible des fenêtres.

Du couloir, Tchen vit les râteliers garnis de leurs fusils. Il n'y avait dans le corps de garde que six policiers armés de pistolets automatiques, et ces armes étaient à leur côté, dans les gaines fermée. Il se jeta devant les râteliers, le revolver en avant.

Si les policiers eussent été résolus, l'attaque échouait. Malgré sa connaissance des lieux, Tchen n'avait pas eu le temps de désigner à chacun de ses hommes celui qu'il devait menacer ; un ou deux policiers eussent pu tirer. Mais tous levèrent les mains. Aussitôt, désarmés. Un nouveau groupe des hommes de Tchen entrait. Une nouvelle distribution d'armes commença.

« En ce moment, pensa Tchen, deux cents groupes, dans la ville, agissent comme nous. S'ils ont autant de chance... » À peine prenait-il le troisième fusil qu'il entendit venir de l'escalier le bruit d'une course précipitée : quelqu'un montait en courant. Il sortit. À l'instant où il franchissait la porte, un coup de feu partit du premier étage. Mais plus rien déjà. L'un des officiers, en descendant, avait vu les insurgés, tiré de l'escalier, et regagné aussitôt le palier.

Le combat allait commencer.

Une porte, au milieu du palier du premier étage, commandait les marches. Envoyer un parlementaire, à l'asiatique ? Tout le bon sens chinois qu'il trouvait en lui, Tchen le haïssait. Tenter de prendre l'escalier d'assaut ? les policiers possédaient sans doute des grenades à main. Les instructions du comité militaire, transmises par Kyo à tous les groupes, étaient, en cas d'échec partiel, de mettre le feu, de prendre position dans les maisons voisines et de demander de l'aide aux équipes spéciales.

- Allumez !

Les hommes aux touques essayèrent de lancer l'essence à la volée, mais les ouvertures étroites ne laissaient jaillir que de petits jets dérisoires. Ils durent la faire couler lentement, sur les meubles, le long des murs. Tchen regarda par la fenêtre : en face, des magasins fermés, des fenêtres étroites qui commandaient la sortie du poste ; au-dessus, les toits pourris et gondolés des maisons chinoises, et le calme infini du ciel gris que ne rayait plus aucune fumée, du ciel intime et bas sur la rue vide. Tout combat était absurde, rien n'existait en face de la vie ; il se ressaisit juste à temps pour voir dégringoler carreaux et croisées, dans un vacarme cristallin mêlé au bruit d'un feu de salve : on tirait sur eux du dehors.

Seconde salve. Ils étaient maintenant entre les policiers, prêts et maîtres de l'étage, et les nouveaux assaillants qu'ils ne voyaient pas, dans cette pièce où l'essence ruisselait. Tous les hommes de Tchen étaient à plat ventre, les prisonniers ficelés dans un coin. Qu'une grenade éclatât, ils flambaient. Un des hommes couchés grogna, désignant une direction du doigt ; un franc-tireur sur un toit ; et à l'extrême gauche de la fenêtre, se glissant une épaule en arrière dans le champ de vision, surgissaient prudemment d'autres irréguliers. C'étaient des insurgés, des leurs.

« Ces idiots tirent avant d'avoir envoyé un éclaireur », pensa Tchen. Il avait dans sa poche le drapeau bleu du Kuomintang. Il l'en tira, se précipita dans le couloir. À l'instant où il sortait, il reçut sur les reins un coup à la fois furieux et enveloppé, en même temps qu'un formidable fracas le pénétrait jusqu'au ventre. Il rejeta les bras en arrière, à toute volée, pour se retenir, et se retrouva par terre, à demi assommé. Pas un bruit ; puis, un objet de métal tomba et, aussitôt, des gémissements entrèrent dans le couloir avec la fumée. Il se releva : il n'était pas blessé. Titubant, il referma à demi la porte ouverte par l'incompréhensible explosion, tendit son drapeau au dehors, du bras gauche, par l'espace libre : une balle dans la main ne l'eût pas surpris. Mais non ; on criait de joie. La fumée qui sortait lentement par la fenêtre l'empêchait de voir les insurgés de gauche ; mais ceux de droite l'appelaient.

Une seconde explosion faillit de nouveau le renverser. Des fenêtres du premier étage, les policiers assiégés lançaient des grenades (comment pouvaient-ils ouvrir leurs fenêtres sans être atteints de la rue) ? La première, celle qui l'avait jeté à terre, avait éclaté devant la maison, et les éclats avaient pénétré par la porte ouverte et la fenêtre en miettes, comme si elle eût explosé dans le corps de garde même ; terrifiés par l'explosion, ceux de ses hommes qui n'avaient pas été tués avaient sauté dehors, mal protégés par la fumée. Sous le tir des policiers des fenêtres, deux étaient tombés au milieu de la rue, les genoux à la poitrine, comme des lapins boulés ; un autre, la face dans une tache rouge, semblait saigner du nez. Les irréguliers, eux, avaient reconnu des leurs ; mais le geste de ceux d'entre eux qui appelaient Tchen avait fait comprendre aux officiers que quelqu'un allait sortir, et ils avaient lancé leur seconde grenade. Elle avait éclaté dans la rue, à la gauche de Tchen : le mur l'avait protégé.