Du couloir, il examina le corps de garde. La fumée redescendait du plafond, d'un mouvement courbe et lent. Il y avait des corps par terre : des gémissements emplissaient la pièce, au ras du sol, comme des jappements. Dans un coin, un des prisonniers, une jambe arrachée, hurlait aux siens : « Ne tirez plus ! » Ses cris haletants semblaient trouer la fumée qui continuait au-dessus de la souffrance sa courbe indifférente, comme une fatalité visible. Cet homme qui hurlait, la jambe arrachée, ne pouvait rester ficelé, c'était impossible. Pourtant une nouvelle grenade n'allait-elle pas éclater d'un instant à l'autre ? « Ça ne me regarde pas, pensa Tchen, c'est un ennemi. » Mais avec un trou de chair au lieu de jambe, mais ficelé. Le sentiment qu'il éprouvait était beaucoup plus fort que la pitié : il était lui-même cet homme ligoté. « Si la grenade éclate dehors, je me jetterai à plat ventre ; si elle roule ici, il faudra que je la rejette aussitôt. Une chance sur vingt de m'en tirer. Qu'est-ce que je fous là ? Qu'est-ce que je fous là ? » Tué, peu importait. Son angoisse était d'être blessé au ventre ; elle lui était pourtant moins intolérable que la vue de cet être torturé et ficelé, que cette impuissance humaine dans la douleur. Il alla vers l'homme, son couteau à la main, pour couper ses cordes. Le prisonnier crut qu'il venait le tuer ; il voulut hurler davantage : sa voix faiblit, devint sifflement. Tchen le palpait de sa main gauche à quoi collaient les vêtements pleins de sang gluant, incapable pourtant de détacher son regard de la fenêtre brisée par où pouvait tomber la grenade. Il sentit enfin les cordes, glissa le couteau au-dessous, trancha. L'homme ne criait plus : il était mort ou évanoui. Tchen, le regard toujours fixé sur la fenêtre déchiquetée, revint au couloir. Le changement d'odeur le surprit ; comme s'il eût seulement commencé à entendre, il comprit que les gémissements des blessés s'étaient changés, eux aussi, en hurlements : dans la pièce, les débris imprégnés d'essence, allumés par les grenades, commençaient à brûler.
Pas d'eau. Avant la prise du poste par les insurgés, les blessés (maintenant les prisonniers ne comptaient plus : il ne pensait qu'aux siens) seraient carbonisés... Sortir, sortir ! D'abord réfléchir, pour faire ensuite le moins de gestes possible. Bien qu'il frissonnât, son esprit fasciné par la fuite n'était pas sans lucidité : il fallait aller à gauche où un porche l'abriterait. Il ouvrit la porte de la main droite, la gauche faisant le signe du silence. Les ennemis, au-dessus, ne pouvaient pas le voir ; seule, l'attitude des insurgés eût pu les renseigner. Il sentait tous les regards des siens fixés sur cette porte ouverte, sur sa silhouette trapue, bleue sur le fond sombre du couloir. Il commença à se défiler à gauche, collé contre le mur, les bras en croix, le revolver dans la main droite. Avançant pas à pas, il regardait les fenêtres, au-dessus de lui : l'une était protégée par une plaque de blindage disposée en auvent. En vain les insurgés tiraient sur les fenêtres : les grenades étaient lancées par-dessous cet auvent. « S'ils essaient de lancer, je dois voir la grenade et sans doute le bras, pensa Tchen, avançant toujours. Si je la vois, il faut que je l'attrape comme un paquet, et que je la relance le plus loin possible... » Il ne cessait pas sa marche de crabe. « Je ne pourrai pas la lancer assez loin ; je vais recevoir une poignée d'éclats dans le ventre... » Il avançait toujours. L'intense odeur de brûlé, et l'absence soudaine d'appui derrière lui (il ne se retournait pas) lui firent comprendre qu'il passait devant la fenêtre du rez-de-chaussée. « Si j'attrape la grenade, je la lance dans le corps de garde avant qu'elle n'éclate. Avec l'épaisseur du mur, en dépassant la fenêtre, je suis sauvé. » Qu'importait que le corps de garde ne fût pas vide, que s'y trouvât cet homme même dont il avait tranché les cordes, - et ses propres blessés. Il ne voyait pas les insurgés, même dans les trous de la fumée, car il ne pouvait quitter l'auvent des yeux : mais il sentait toujours les regards qui le cherchaient, lui : malgré le tir contre les fenêtres, qui gênait les policiers, il était stupéfait qu'ils ne comprissent pas que quelque chose se passait. Il pensa soudain qu'ils possédaient peu de grenades et qu'ils observaient avant de les lancer ; aussitôt, comme si cette idée fût née de quelque ombre, une tête apparut sous l'auvent, - cachée aux insurgés, mais pas à lui. Frénétiquement, quittant son attitude de danseur de corde, il tira au jugé, bondit en avant, atteignit son porche. Une salve partit des fenêtres, une grenade explosa à l'endroit qu'il venait de quitter : le policier qu'il avait manqué en tirant, avait hésité avant de passer sous l'auvent la main qui tenait la grenade, craignant une seconde balle. Tchen avait reçu un coup dans le bras gauche : quelque déplacement d'air, à quoi la blessure qu'il s'était faite avec le poignard, avant de tuer Yang-Yen-Ta, était sensible. Elle saignait de nouveau, mais il ne souffrait pas. Serrant davantage le pansement avec un mouchoir, il rejoignit les insurgés par les cours.
Ceux qui dirigeaient l'attaque étaient réunis dans un passage très sombre.
- Vous ne pouviez pas envoyer des éclaireurs, non !
Le chef du tchon, grand Chinois rasé aux manches trop courtes, regarda cette ombre qui s'approchait, haussa lentement les sourcils, résigné.
- J'ai fait téléphoner, répondit-il simplement. Nous attendons maintenant un camion blindé.
- Où en sont les autres sections ?
- Nous avons pris la moitié des postes.
- Pas plus ?
- C'est déjà très bien.
Toutes ces fusillades éloignées, c'étaient les leurs qui convergeaient vers la gare du Nord.
Tchen soufflait, comme s'il fût sorti de l'eau au milieu du vent. Il s'adossa au mur, dont l'angle les protégeait tous, retrouvant peu à peu sa respiration, pensant au prisonnier dont il avait coupé les liens. « Je n'avais qu'à laisser ce type. Pourquoi être allé couper ses cordes, ce qui ne pouvait rien changer ? » Maintenant encore, eût-il pu ne pas voir cet homme qui se débattait, ficelé, la jambe arrachée ? À cause de sa blessure, il pensa à Tang-Yen-Ta ! Qu'il avait été idiot toute cette nuit, toute cette matinée ! Rien n'était plus simple que de tuer.
Dans le poste, les débris brûlaient toujours, les blessés hurlaient toujours devant l'approche des flammes ; leur clameur répétée, constante, résonnait dans ce passage bas, rendue extraordinairement proche par l'éloignement des détonations, des sirènes, de tous les bruits de guerre perdus dans l'air morne. Un son lointain de ferrailles se rapprocha, les couvrit ; le camion arrivait. Il avait été blindé pendant la nuit, fort mal : toutes les plaques jouaient. Sur un coup de frein le tintamarre cessa, et on entendit de nouveau les cris.
Tchen, qui seul avait pénétré dans le poste, exposa la situation au chef de l'équipe de secours. C'était un ancien cadet de Whampoo ; à son équipe de jeunes bourgeois, Tchen eût préféré l'un des groupes de Katow. Si, devant ces compagnons morts au milieu de la rue, genoux au ventre, il ne parvenait pas à se lier totalement à ses hommes, il savait qu'en tous temps il haïssait la bourgeoisie chinoise ; le prolétariat était du moins la forme de son espoir.
L'officier connaissait son métier. « Rien à tirer du camion, dit-il, il n'a même pas de toit. Il suffit qu'ils lancent une grenade dedans pour que tout saute ; mais j'apporte aussi des grenades. » Les hommes de Tchen qui en portaient étaient dans le corps de garde, - morts ? et ceux du second groupe n'avaient pas pu s'en procurer.