- Essayons par en haut.
- D'accord, dit Tchen.
L'officier le regarda avec irritation : il ne lui avait pas demandé son avis ; mais ne dit rien. Tous deux - lui, militaire malgré son costume civil, avec ses cheveux en brosse, sa courte moustache, sa vareuse ajustée par sa ceinture à revolver, et Tchen, trapu et bleu, examinèrent le poste. À droite de la porte la fumée des flammes qui s'approchaient des corps de leurs camarades blessés sortait avec une régularité mécanique, ordonnée comme les cris que leur constance eût rendu enfantins sans leur timbre atroce. À gauche, rien. Les fenêtres du premier étage étaient voilées. De temps à autre, un assaillant tirait encore sur l'une des fenêtres, et quelques débris allaient grossir sur le trottoir une haute poussière de plâtras, d'échardes, de baguettes, où des morceaux de verre brillaient malgré le jour terne. Le poste ne tirait plus que lorsque l'un des insurgés quittait sa cachette.
- Où en sont les autres ? demanda Tchen, de nouveau.
- Presque tous les postes sont pris. Le principal, par surprise, à une heure et demie. Nous avons saisi là huit cents fusils. Nous pouvons déjà envoyer des renforts contre ceux qui résistent : vous êtes la troisième équipe que nous secourons. Eux ne reçoivent plus leurs renforts ; nous bloquons les casernes, la gare du Sud, l'arsenal. Mais il faut en finir ici : nous avons besoin du plus d'hommes possible pour l'assaut. Et il restera le train blindé.
L'idée des deux cents groupes qui agissaient comme le sien exaltait et troublait Tchen à la fois. Malgré la fusillade que le vent mou apportait de toute la ville, la violence lui donnait la sensation d'une action solitaire.
Un homme tira du camion une bicyclette, partit. Tchen le reconnut au moment où il sautait en selle : Ma, l'un des principaux agitateurs. Il partait rendre compte de la situation au Comité Militaire. Typographe, ayant voué toute sa vie, depuis douze ans, à créer partout des Unions d'ouvriers imprimeurs, avec l'espoir de grouper tous les typographes chinois ; poursuivi, condamné à mort, évadé, organisant toujours. Des cris de joie : en même temps que Tchen, les hommes l'avaient reconnu et l'acclamaient. Il les regarda. Le monde qu'ils préparaient ensemble le condamnait, lui, Tchen, autant que celui de leurs ennemis. Que ferait-il dans l'usine future embusqué derrière leurs cottes bleues ?
L'officier distribua des grenades, et dix hommes allèrent par les toits prendre position sur celui du poste. Il s'agissait d'employer contre les policiers leur propre tactique, de faire entrer les explosifs par les fenêtres : elles commandaient la rue, mais non le toit, et une seule était protégée par un auvent. Les insurgés avancèrent de toit en toit, minces sur le ciel. Le poste ne modifiait pas son tir. Comme si les mourants seuls eussent deviné cette approche, les cris tout à coup changèrent, devinrent des gémissements. À peine les entendait-on encore. C'étaient maintenant des cris étranglés de demi-muets. Les silhouettes atteignirent la crête du toit incliné du poste, descendirent peu à peu : Tchen les vit moins bien dès qu'elles ne se découpèrent plus sur le ciel. Un hurlement guttural de femme qui accouche traversa les gémissements qui reprirent comme un écho, puis s'arrêtèrent.
Malgré le bruit, l'absence soudaine des cris donna l'impression d'un féroce silence : les flammes avaient-elles atteint les blessés ? Tchen et l'officier se regardèrent, fermèrent les yeux pour mieux écouter. Rien. Chacun, rouvrant les yeux, rencontra le regard silencieux de l'autre.
L'un des hommes, accroché à une chimère vernissée du toit, avança son bras libre au-dessus de la rue, lança sa grenade vers la fenêtre du premier étage qu'il surplombait : trop bas. Elle éclata sur le trottoir. Il en lança une seconde : elle pénétra dans la pièce où se trouvaient les blessés. Des cris jaillirent de la fenêtre atteinte ; non ! plus les cris de tout à l'heure, mais un hurlement saccadé à la mort, le sursaut d'une souffrance pas encore épuisée. L'homme lança sa troisième grenade et manqua de nouveau la fenêtre.
C'était un des hommes amenés par le camion. Il s'était habilement rejeté en arrière, de crainte des éclats. Il s'inclina de nouveau, le bras levé terminé par une quatrième grenade. Derrière lui un des hommes de Tchen descendait. Le bras ne s'abaissa pas : tout le corps fut fauché comme par une énorme boule. Une explosion intense retentit sur le trottoir ; malgré la fumée, une tache de sang d'un mètre apparut sur le mur. La fumée s'écarta ; le mur était constellé de sang et de chair. Le second insurgé, manquant son appui et glissant de tout son poids le long du toit, en avait arraché le premier. Tous deux étaient tombés sur leurs propres grenades, dont la cuiller était dégagée.
De l'autre côté du toit, à gauche, des hommes des deux groupes - bourgeois kuomintang et ouvriers communistes - arrivaient avec prudence. Devant la chute ils s'étaient arrêtés ; maintenant, ils recommençaient à descendre très lentement. La répression de février avait été faite de trop de tortures pour que l'insurrection manquât d'hommes résolus. À droite, d'autres hommes approchaient. « - Faites la chaîne ! » cria Tchen, du bas. Tout près du poste, des insurgés répétèrent le cri. Les hommes se prirent par la main, le plus élevé entourant fortement de son bras gauche une grosse et solide chimère au faîte du toit. Le lancement des grenades reprit. Les assiégés ne pouvaient riposter.
En cinq minutes, trois grenades entrèrent à travers deux fenêtres visées ; une autre fit sauter l'auvent. Seule, celle du milieu n'était pas atteinte. « Au milieu ! » cria le cadet. Tchen le regarda. Cet homme éprouvait à commander la joie d'un sport parfait. À peine se protégeait-il. Il était brave, sans aucun doute, mais il n'était pas lié à ses hommes. Tchen était lié aux siens, mais pas assez.
Pas assez.
Il quitta le cadet, traversa la rue hors du champ de tir des assiégés. Il gagna le toit. L'homme qui s'accrochait au faîte faiblissait : il le remplaça. Son bras blessé replié sur cette chimère de ciment et de plâtre, tenant de sa main droite celle du premier homme de la chaîne, il n'échappait pas à sa solitude. Le poids de trois hommes qui glissaient était suspendu à son bras, passait à travers sa poitrine comme une barre. Les grenades éclataient à l'intérieur du poste, qui ne tirait plus. « Nous sommes protégés par le grenier, pensa-t-il, mais pas pour longtemps. Le toit sautera. » Malgré l'intimité de la mort, malgré ce poids fraternel qui l'écartelait, il n'était pas des leurs. « Est-ce que le sang même est vain ? »
Le cadet, là-bas, le regardait sans comprendre. Un des hommes, monté derrière Tchen, lui offrit de le remplacer.
- Bien. Je lancerai moi-même.
Il lui passa cette chaîne de corps. Dans ses muscles exténués, montait un désespoir sans limites. Son visage de chouette aux yeux minces était tendu, absolument immobile ; il sentit avec stupéfaction une larme couler le long de son nez. « Nervosité », pensa-t-il. Il tira une grenade de sa poche, commença à descendre en s'accrochant aux bras des hommes de la chaîne. Mais après la violence de l'effort qu'il avait dû faire pour soutenir la chaîne, ses bras lui semblaient mous, lui obéissaient mal. La chaîne prenait appui sur le décor qui terminait le toit sur les côtés. De là, il était presque impossible d'atteindre la fenêtre du milieu. Arrivé au ras du toit, Tchen quitta le bras du lanceur, se suspendit à sa jambe, puis à la gouttière, descendit par le tuyau vertical : trop éloigné de la fenêtre pour la toucher, il était assez proche pour lancer. Ses camarades ne bougeaient plus. Au-dessus du rez-de-chaussée, une saillie lui permit de s'arrêter. Souffrir si peu de sa blessure l'étonnait. Tenant de la main gauche l'un des crampons qui maintenaient la gouttière, il soupesa sa première grenade, dégoupillée : « Si elle tombe dans la rue, sous moi, je suis mort. » Il la lança, aussi fort que le lui permit sa position : elle entra, éclata à l'intérieur.