Выбрать главу

En bas, la fusillade reprenait.

Par la porte du poste restée ouverte, les policiers chassés de la dernière chambre, tirant au hasard, se jetaient dehors dans une bousculade d'aveugles épouvantés. Des toits, des porches, des fenêtres, les insurgés tiraient. L'un après l'autre les corps tombèrent, nombreux près de la porte, puis de plus en plus dispersés.

Le feu cessa. Tchen descendit, toujours pendu à sa gouttière : il ne voyait pas ses pieds, et sauta sur un corps.

Le cadet entrait dans le poste. Il le suivit, tirant de sa poche la grenade qu'il n'avait pas lancée. À chaque pas, il prenait plus violemment conscience que les plaintes des blessés avaient cessé. Dans le corps de garde, rien que des morts. Les blessés étaient carbonisés. Au premier étage, des morts encore, quelques blessés.

- Maintenant, à la gare du Sud, dit l'officier. Prenons tous les fusils : d'autres groupes en auront besoin.

Les armes furent portées dans le camion ; quand toutes furent rassemblées, les hommes se hissèrent sur la voiture, debout, serrés, assis sur le capot, collés aux marchepieds, accrochés à l'arrière. Ceux qui restaient partirent par la ruelle, au pas gymnastique. La grande tache de sang abandonnée semblait inexplicable, au milieu de la rue déserte ; au coin, le camion disparaissait, hérissé d'hommes, avec son tintamarre de fer-blanc, vers la gare du Sud et les casernes.

Il dut bientôt s'arrêter : la rue était barrée par quatre chevaux tués, et trois cadavres déjà désarmés. C'étaient ceux des cavaliers que Tchen avait vus au début de la journée : la première auto blindée était arrivée à temps. Par terre, des vitres brisées, mais personne qu'un vieux Chinois à la barbe en pinceau, qui gémissait. Il parla distinctement dès que Tchen s'approcha :

- C'est une chose injuste et très triste ! Quatre ! Quatre ! hélas !

- Trois seulement, dit Tchen.

- Quatre, hélas !

Tchen regarda de nouveau : il n'y avait que trois cadavres, un sur le côté comme jeté à la volée, deux sur le ventre, entre les maisons mortes aussi, sous le ciel pesant.

- Je parle des chevaux, dit le vieux, avec mépris et crainte : Tchen tenait son revolver.

- Moi, des hommes. L'un des chevaux t'appartenait ?

Sans doute les avait-on réquisitionnés ce matin.

- Non. Mais j'étais cocher. Les bêtes, ça me connait. Quatre tués ! Et pour rien !

Le chauffeur intervint :

- Pour rien ?

- Ne perdons pas de temps, dit Tchen.

Aidé de deux hommes, il déplaça les chevaux. Le camion passa. À l'extrémité de la rue, Tchen, assis sur l'un des marchepieds, regarda en arrière : le vieux cocher était toujours parmi les cadavres, gémissant sans doute, noir dans la rue grise.

5 heures.

« La gare du Sud est tombée. »

Ferral raccrocha le récepteur. Pendant qu'il donnait des rendez-vous (une partie de la Chambre de Commerce Internationale était hostile à toute intervention, mais il disposait du plus grand journal de Shanghaï), les progrès de l'insurrection l'atteignaient l'un après l'autre. Il avait voulu téléphoner seul. Il revint vers son studio, où Martial qui venait d'arriver discutait avec l'envoyé de Chang-Kaï-Shek : celui-ci n'avait accepté de rencontrer le chef de la police ni à la Sûreté, ni chez lui. Avant même d'ouvrir la porte, Ferral entendit, malgré la fusillade :

- Moi, vous comprenez, je représente ici quoi ? Les intérêts français...

- Mais quel appui puis-je promettre ? répondait le Chinois sur un ton d'insistance nonchalante. M. le Consul Général lui-même me dit d'attendre de vous les précisions. Parce que vous connaissez très bien notre pays, et ses hommes.

Le téléphone du studio sonna.

Le Conseil Municipal est tombé, dit Martial.

Et, changeant de ton :

- Je ne dis pas que je n'aie pas une certaine expérience psychologique de ce pays, et des hommes en général. Psychologie et action, voilà mon métier ; et sur quoi...

- Mais si des individus aussi dangereux pour votre pays que pour le nôtre, dangereux pour la paix de la civilisation, se réfugient, comme toujours, sur la concession ? La police internationale...

« Nous y voilà, pensa Ferral qui entrait. Il veut savoir si Martial, en cas de rupture, laisserait les chefs communistes se réfugier chez nous. »

- ... nous a promis toute sa bienveillance... Que fera la police française ?

- On s'arrangera. Faites seulement attention à ceci : pas d'histoires avec des femmes blanches, sauf les Russes. J'ai là-dessus des instructions très fermes. Mais, je vous l'ai dit : rien d'officiel. Rien d'officiel.

Dans le studio moderne - aux murs, des Picasso de la période rose, et une esquisse érotique de Fragonard - les interlocuteurs debout se tenaient des deux côtés d'une très grande Kwannyn en pierre noire, de la dynastie Tang, achetée sur les conseils de Clappique et que Gisors croyait fausse. Le Chinois, un jeune colonel au nez courbe, en civil, boutonné du haut en bas, regardait Martial et souriait, la tête penchée en arrière.

- Je vous remercie au nom de mon parti... Les communistes sont fort traîtres : ils nous trahissent, nous leurs fidèles alli-és. Il a été entendu que nous collaboreri-ons ensemble, et que la questi-on soci-ale serait posée quand la Chine serait unifi-ée. Et déjà ils la posent. Ils ne respectent pas notre contrat. Ils ne veulent pas faire la Chine, mais les Soviets. Les morts de l'armée ne sont pas morts pour les Soviets, mais pour la Chine. Les communistes sont capables de tout. Et c'est pourquoi je dois vous demander, monsieur le Directeur, si la police française verrait objecti-on à songer à la sûreté personnelle du Général.

Il était clair qu'il avait demandé le même service à la police internationale.

- Volontiers, répondit Martial. Envoyez-moi le chef de votre police. C'est toujours König ?

- Toujours. Dites-moi, monsieur le Directeur : avez-vous étudi-é l'histoire romaine ?

- Naturellement.

« À l'école du soir », pensa Ferral.

Le téléphone, de nouveau. Martial prit le récepteur.

- Les ponts sont pris, dit-il en le reposant. Dans un quart d'heure, l'insurrection occupera la cité chinoise.

- Mon avis, reprit le Chinois comme s'il n'eût pas entendu, est que la corrupti-on des mœurs perdit l'Empire romain. Ne croyez-vous pas qu'une organisati-on technique de la prostituti-on, une organisati-on occidentale, comme celle de la police, pourrait venir à bout des chefs du Han-Kéou, qui ne valent pas ceux de l'Empire Romain ?

- C'est une idée... mais je ne crois pas qu'elle soit applicable. Il faudrait y réfléchir beaucoup...

- Les Européens ne comprennent jamais de la Chine que ce qui leur ressemble.

Un silence. Ferral s'amusait. Le Chinois l'intriguait : cette tête rejetée en arrière, presque dédaigneuse, et, en même temps, cette gêne... « Han-Kéou submergée sous les trains de prostituées... pensa-t-il. Et il connaît les communistes ! Et qu'il ait certaine connaissance de l'économie politique n'est pas exclu ! Étonnant !.. » Des soviets peut-être se préparaient dans la ville, et celui-là rêvait aux astucieux enseignements de l'Empire Romain. Gisors a raison, ils cherchent toujours des trucs. »

Encore le téléphone :

Les casernes sont bloquées, dit Martial. Les renforts du Gouvernement n'arrivent plus.

- La gare du Nord ? demanda Ferral.

- Pas prise encore.

- Donc, le Gouvernement peut ramener des troupes du front ?

- Peut-être, monsieur, dit le Chinois ; ses troupes et ses tanks se replient sur Nankin. Il peut en envoyer ici. Le train blindé peut encore combattre séri-eusement.