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- Oui, autour du train et de la gare, ça tiendra, reprit Martial. Tout ce qui est pris est organisé au fur et à mesure ; l'insurrection a sûrement des cadres russes ou européens ; les employés révolutionnaires de chaque administration guident les insurgés. Il y a un comité militaire qui dirige tout. La police entière est désarmée maintenant. Les rouges ont des points de rassemblement, d'où les troupes sont dirigées contre les casernes.

- Les Chinois ont un grand sens de l'organisati-on, dit l'officier.

- Comment Chang-Kaï-Shek est-il protégé ?

- Son auto est toujours précédée de celle de sa garde personnelle. Et nous avons nos indicateurs. Ferral comprit enfin la raison de ce port dédaigneux de la tête, qui commençait à l'agacer (au début, il lui semblait toujours que l'officier, par-dessus la tête de Martial, regardait son esquisse érotique) : une taie sur l'œil droit l'obligeait à regarder de haut en bas.

- Suffit pas, répondit Martial. Il faut arranger ça. Le plus tôt sera le mieux. Maintenant, je dois filer : il est question d'élire le Comité exécutif qui prendra le gouvernement en main. Là, je pourrai peut-être quelque chose. Question aussi de l'élection du préfet, ce qui n'est pas rien...

Ferral et l'officier restaient seuls.

- Donc, monsieur, dit le Chinois, la tête en arrière, nous pouvons dès maintenant compter sur vous ?

- Liou-Ti-Yu attend, répondit-il.

Chef de l'association des banquiers shanghaïens, président honoraire de la Chambre de Commerce chinoise, lié à tous les chefs de ghildes, celui-là pouvait agir dans cette cité chinoise que commençaient sans doute à occuper les sections insurgées mieux encore que Ferral dans les concessions. L'officier s'inclina et prit congé. Ferral monta au premier étage. Dans un coin d'un bureau moderne orné partout de sculptures des hautes époques chinoises, en costume de toile blanche sur un chandail blanc comme ses cheveux en brosse, sans col, les mains collées aux tubes nickelés de son fauteuil, Liou-Ti-Yu, en effet, attendait. Tout le visage était dans la bouche et dans les mâchoires : une énergique vieille grenouille.

Ferral ne s'assit pas :

- Vous êtes résolu à en finir avec les communistes. Il n'interrogeait pas, il affirmait. « Nous aussi, de toute évidence. » Il commença à marcher de long en large, l'épaule en avant. « Chang-Kaï-Shek est prêt à la rupture. »

Ferral n'avait jamais rencontré la méfiance sur le visage d'un Chinois. Celui-ci le croyait-il ? Il lui tendit une boîte de cigarettes. Cette boîte, depuis qu'il avait décidé de ne plus fumer, était toujours ouverte sur son bureau, comme pour affirmer la force de son caractère.

« Il faut aider Chang-Kaï-Shek. C'est pour vous une question de vie ou de mort. Il n'est pas question que la situation actuelle se maintienne. À l'arrière de l'armée, dans les campagnes, les communistes commencent à organiser les Unions paysannes. Le premier décret des Unions sera la dépossession des prêteurs (Ferral ne disait pas : des usuriers). L'énorme majorité de vos capitaux est dans les campagnes, le plus clair des dépôts de vos banques est garanti par les terres. Les soviets paysans...

- Les communistes n'oseront pas faire de soviets en Chine.

- Ne jouons pas sur les mots, monsieur Liou. Unions ou soviets, les organisations communistes vont nationaliser la terre, et déclarer les créances illégales. Ces deux mesures suppriment l'essentiel des garanties au nom desquelles les crédits étrangers vous ont été accordés. Plus d'un milliard, en comptant mes amis japonais et américains. Il n'est pas question de garantir cette somme, par un commerce paralysé. Et, même sans parler de nos crédits, ces décrets suffisent à faire sauter toutes les banques chinoises. De toute évidence.

- Le Kuomintang ne laissera pas faire.

- Il n'y a pas de Kuomintang. Il y a les bleus et les rouges. Ils se sont entendus jusqu'ici, mal, parce que Chang-Kaï-Shek n'avait pas d'argent. Shanghaï prise, - demain, - Chang-Kaï-Shek peut presque payer son armée avec les douanes. Pas tout à fait. Il compte sur nous. Les communistes ont prêché partout la reprise des terres. On dit qu'ils s'efforcent de la retarder : trop tard. Les paysans ont entendu leurs discours, et ils ne sont pas membres de leur parti. Ils feront ce qu'ils voudront.

- Rien ne peut arrêter les paysans, que la force. Je l'ai déjà dit à M. le Consul Général de Grande-Bretagne.

Retrouvant presque le ton de sa voix dans celui de son interlocuteur, Ferral eut l'impression qu'il le gagnait.

- Ils ont essayé déjà de reprendre des terres. Chang-Kaï-Shek est résolu à ne pas les laisser faire. Il a donné l'ordre de ne toucher à aucune des terres qui appartiennent à des officiers ou à des parents d'officiers. Il faut...

- Nous sommes tous parents d'officiers. Liou sourit. Y a-t-il une seule terre en Chine dont le propriétaire ne soit parent d'officier ?..

Ferral connaissait le cousinage chinois.

Encore le téléphone.

L'arsenal est bloqué, dit Ferral. Tous les établissements gouvernementaux sont pris. L'armée révolutionnaire sera à Shanghaï demain. Il faut que la question soit résolue maintenant. Comprenez-moi bien. À la suite de la propagande communiste, de nombreuses terres ont été prises à leurs propriétaires ; Chang-Kaï-Shek doit l'accepter ou donner l'ordre de faire fusiller ceux qui les ont prises. Le gouvernement rouge de Han-Kéou ne peut accepter un tel ordre.

- Il temporisera.

- Vous savez ce que sont devenues les actions des sociétés anglaises après la prise de la concession anglaise de Han-Kéou. Vous savez ce que deviendra votre situation lorsque des terres, quelles qu'elles soient, auront été légalement arrachées à leurs possesseurs. Chang-Kaï-Shek, lui, sait et dit qu'il est obligé de rompre maintenant. Voulez-vous l'y aider, oui ou non ?

Liou cracha, la tête dans les épaules. Il ferma les yeux, les rouvrit, regarda Ferral avec l'œil plissé du vieil usurier de n'importe quel lieu sur la terre :

- Combien ?

- Cinquante millions de dollars.

Il cracha de nouveau :

- Pour nous seuls ?

- Oui.

Il referma les yeux. Au-dessus du bruit déchiré de la fusillade, de minute en minute, le train blindé tirait.

Si les amis de Liou se décidaient, il faudrait encore lutter ; s'ils ne se décidaient pas, le communisme triompherait sans doute en Chine. « Voici un des instants où le destin du monde tourne... » pensa Ferral avec un orgueil où il y avait de l'exaltation et de l'indifférence. Il ne quittait pas son interlocuteur du regard. Le vieillard, les yeux fermés, semblait dormir ; mais, sur le dos de ses mains, ses veines bleues, cordées, frémissaient comme des nerfs. « Il faudrait aussi un argument individuel », pensa Ferral.

- Chang-Kaï-Shek, dit-il, ne peut pas laisser dépouiller ses officiers. Et les communistes sont décidés à l'assassiner. Il le sait.

On le disait depuis quelques jours, mais Ferral en doutait.

- De combien de temps disposons-nous ? demanda Liou. Et aussitôt, un œil fermé, l'autre ouvert, roublard à droite, honteux à gauche :

- Êtes-vous sûr qu'il ne prendra pas l'argent sans exécuter ses promesses ?

- Il y a aussi notre argent, et ce n'est pas de promesses qu'il s'agit. Il ne peut pas faire autrement. Et comprenez-moi bien : ce n'est pas parce que vous le payez qu'il doit détruire les communistes : c'est parce qu'il doit détruire les communistes que vous le payez.

- Je vais réunir mes amis.

Ferral connaissait l'usage chinois, et l'influence de celui qui parle.

- Quel sera votre conseil ?