- Vous avez lu Alice au pays des Merveilles, chérie ?
Le ton quasi ironique dont il l'appelait chérie irritait Valérie.
- Comment en doutez-vous ? Je le sais par cœur.
- Votre sourire me fait penser au fantôme du chat qui ne se matérialisait jamais, et dont on ne voyait qu'un ravissant sourire de chat, flottant dans l'air. Ah ! pourquoi l'intelligence des femmes veut-elle toujours choisir un autre objet que le sien ?
- Quel est le sien, cher ?
- Le charme et la compréhension, de toute évidence.
Elle réfléchit.
- Ce que les hommes appellent ainsi, c'est la soumission de l'esprit. Vous ne reconnaissez chez une femme que l'intelligence qui vous approuve. C'est si, si reposant...
- Se donner, pour une femme, posséder, pour un homme, sont les deux seuls moyens que les êtres aient de comprendre quoi que ce soit...
- Ne croyez-vous pas, cher, que les femmes ne se donnent jamais (ou presque) et que les hommes ne possèdent rien ? C'est un jeu : « Je crois que je la possède, donc elle croit qu'elle est possédée... » Oui ? Vraiment ? Ce que je vais dire est très mal, mais croyez-vous que ce n'est pas l'histoire du bouchon qui se croyait tellement plus important que la bouteille ?
La liberté des mœurs, chez une femme, alléchait Ferral, mais la liberté de l'esprit l'irritait. Il se sentit avide de faire renaître le sentiment qui lui donnait, croyait-il, prise sur une femme : la honte chrétienne, la reconnaissance pour la honte subie. Si elle ne le devina pas, elle devina qu'il se séparait d'elle, et, sensible par ailleurs à son désir, amusée à l'idée qu'elle pouvait le ressaisir à volonté, elle le regarda, la bouche entrouverte (puisqu'il aimait son sourire...), le regard offert, assurée que, comme presque tous les hommes, il prendrait le plaisir qu'elle avait à le séduire pour celui d'un abandon.
Il la rejoignit au lit. Les caresses donnaient à Valérie une expression fermée qu'il voulut voir se transformer. Il appelait l'autre expression avec trop de passion pour ne pas espérer que la volupté la fixerait sur le visage de Valérie, croyant qu'il détruisait un masque, et que ce qu'elle avait de plus profond, de plus secret, était nécessairement ce qu'il préférait en elle : il n'avait jamais couché avec elle que dans l'ombre. Mais à peine, de la main, écartait-il doucement ses jambes qu'elle éteignit. Il ralluma.
Il avait cherché l'interrupteur à tâtons, et elle crut à une méprise ; elle éteignit à nouveau. Il ralluma aussitôt. Les nerfs très sensibles, elle se sentit, à la fois, tout près du rire et de la colère ; mais elle rencontra son regard. Il avait écarté l'interrupteur, et elle fut certaine qu'il attendait le plus clair de son plaisir de la transformation sensuelle de ses traits. Elle savait qu'elle n'était vraiment dominée par sa sexualité qu'au début d'une liaison, et dans la surprise ; lorsqu'elle sentit qu'elle ne retrouvait pas l'interrupteur, la tiédeur qu'elle connaissait la saisit, monta le long du torse jusqu'aux pointes de ses seins, jusqu'à ses lèvres dont elle devina, au regard de Ferral, qu'elles se gonflaient insensiblement. Elle choisit cette tiédeur et, le serrant contre elle, plongea à longues pulsations loin d'une grève où elle savait que serait rejetée tout à l'heure, avec elle-même, la résolution de ne pas lui pardonner.
Valérie dormait. La régulière respiration et le délassement du sommeil gonflaient ses lèvres avec douceur, et aussi avec l'expression perdue que lui donnait la jouissance. « Un être humain, pensa Ferral, une vie individuelle, isolée, unique, comme la mienne... » Il s'imagina elle, habitant son corps, éprouvant à sa place cette jouissance qu'il ne pouvait ressentir que comme une humiliation. « C'est idiot ; elle se sent en fonction de son sexe comme moi en fonction du mien, ni plus ni moins. Elle se sent comme un nœud de désirs, de tristesse, d'orgueil, comme une destinée... De toute évidence. » Mais pas en ce moment : le sommeil et ses lèvres la livraient à une sensualité parfaite, comme si elle eût accepté de n'être plus un être vivant et libre, mais seulement cette expression de reconnaissance d'une conquête physique. Le grand silence de la nuit chinoise, avec son odeur de camphre et de feuilles, endormi lui aussi jusqu'au Pacifique, la recouvrait, hors du temps : pas un navire n'appelait ; plus un coup de fusil. Elle n'entraînait pas dans son sommeil des souvenirs et des espoirs qu'il ne posséderait jamais : elle n'était rien que l'autre pôle de son propre plaisir. Jamais elle n'avait vécu : elle n'avait jamais été une petite fille.
Le canon, de nouveau : le train blindé recommençait à tirer.
Le lendemain, 4 heures.
D'un magasin d'horloger transformé en permanence, Kyo observait le train blindé. À 200 mètres en avant et en arrière les révolutionnaires avaient fait sauter les rails, arraché le passage à niveau. Du train qui barrait la rue, - immobile, mort - Kyo ne voyait que wagons, l'un fermé comme un wagon à bestiaux, l'autre écrasé, comme sous un réservoir à pétrole, sous sa tourelle d'où sortait un canon de petit calibre. Pas d'hommes : ni les assiégés cachés derrière leurs guichets fermés à bloc, ni les assaillants, défilés dans les maisons qui dominaient la voie. Derrière Kyo, vers l'église russe, vers l'Imprimerie Commerciale, les salves ne cessaient pas. Les soldats disposés à se laisser désarmer étaient hors de cause ; les autres allaient mourir. Toutes les sections insurgées étaient armées maintenant ; les troupes gouvernementales, leur front crevé, fuyaient vers Nankin par les trains sabotés et les fondrières boueuses des routes, dans le vent pluvieux. L'armée du Kuomintang atteindrait Shanghaï dans quelques heures : de moment en moment, arrivaient les estafettes.
Tchen entra, toujours vêtu en ouvrier, s'assit à côté de Kyo, regarda le train. Ses hommes étaient de garde derrière une barricade, à cent mètres de là, mais ne devaient pas attaquer.
Le canon du train, de profil, bougeait. Comme des nuages très bas, des pans de fumée, dernière vie de l'incendie éteint, glissaient devant lui.
- Je ne crois pas qu'ils aient encore beaucoup de munitions, dit Tchen.
Le canon sortait de la tourelle comme un télescope d'un observatoire, et bougeait avec une mobilité prudente ; malgré les blindages, l'hésitation de ce mouvement le faisait paraître fragile.
- Dès que nos propres canons seront là... dit Kyo.
Celui qu'ils regardaient cessa de bouger, tira. En réponse, une salve crépita contre le blindage. Une éclaircie apparut dans le ciel gris et blanc, juste au-dessus du train. Un courrier apporta quelques documents à Kyo.
- Nous ne sommes pas en majorité au comité, dit celui-ci.
L'assemblée des délégués réunie clandestinement par le parti Kuomintang, avant l'insurrection, avait élu un comité central de 26 membres, dont 15 communistes ; mais ce comité venait d'élire à son tour le Comité exécutif qui allait organiser le gouvernement municipal. Là était l'efficacité ; là, les communistes n'étaient plus en majorité.
Un second courrier, en uniforme, entra, s'arrêta dans le cadre de la porte.
- L'arsenal est pris.
- Les tanks ? demanda Kyo.
- Partis pour Nankin.
- Tu viens de l'armée ?
C'était un soldat de la 1re Division, celle qui comprenait le plus grand nombre de communistes. Kyo l'interrogea. L'homme était amer : on se demandait à quoi servait l'Internationale. Tout était donné à la bourgeoisie du Kuomintang ; les parents des soldats, paysans presque tous, étaient contraints à verser la lourde cotisation du fonds de guerre, alors que la bourgeoisie n'était imposée qu'avec modération. S'ils voulaient prendre les terres, les ordres supérieurs le leur interdisaient. La prise de Shanghaï allait changer tout cela, pensaient les soldats communistes ; lui, le messager, n'en était pas très sûr. Il donnait de mauvais arguments, mais il était facile d'en tirer de meilleurs. La garde rouge, répondait Kyo, les milices ouvrières, allaient être créées à Shanghaï ; il y avait à Han-Kéou plus de 200.000 sans-travail. Tous deux, de minute en minute, s'arrêtaient, écoutaient.