- Han-Kéou, dit l'homme, je sais bien, il y a Han-Kéou...
Leurs voix assourdies paraissaient rester près d'eux, retenues par l'air frémissant qui semblait attendre lui aussi le canon. Tous deux pensaient à Han-Kéou « la ville la plus industrialisée de toute la Chine ». Là-bas, on organisait une nouvelle armée rouge ; à cette heure même les sections ouvrières, là-bas, apprenaient à manœuvrer les fusils...
Jambes écartées, poings aux genoux, bouche ouverte, Tchen regardait les courriers, et ne disait rien.
- Tout va dépendre du préfet de Shanghaï, reprit Kyo. S'il est des nôtres, peu importe la majorité. S'il est de droite...
Tchen regarda l'heure. Dans ce magasin d'horloger, trente pendules au moins, remontées ou arrêtées, indiquaient des heures différentes. Des salves précipitées se rejoignirent en avalanche. Tchen hésita à regarder au dehors ; il ne pouvait détacher ses yeux de cet univers de mouvements d'horlogerie impassibles dans la Révolution. Le mouvement des courriers qui partaient le délivra : il se décida enfin à regarder sa propre montre.
- Quatre heures. On peut savoir...
Il fit fonctionner le téléphone de campagne, reposa rageusement le récepteur, se tourna vers Kyo :
- Le préfet est de droite.
- Étendre d'abord la Révolution, et ensuite l'approfondir... répondit Kyo, plus comme une question que comme une réponse. La ligne de l'Internationale semble être de laisser ici le pouvoir à la bourgeoisie. Provisoirement... Nous serons volés. J'ai vu des courriers du front : tout mouvement ouvrier est interdit à l'arrière. Chang-Khaï-Shek a fait tirer sur les grévistes, en prenant quelques précautions.
Un rayon de soleil entra. Là-haut, la tache bleue de l'éclaircie s'agrandissait. La rue s'emplit de soleil. Malgré les salves, le train blindé, dans cette lumière, semblait abandonné. Il tira de nouveau. Kyo et Tchen l'observaient avec moins d'attention maintenant : peut-être l'ennemi était-il plus près d'eux, chez eux. Très inquiet, Kyo regardait confusément le trottoir, qui brillait sous le soleil provisoire. Une grande ombre s'y allongea. Il leva la tête : Katow.
- Avant quinze jours, reprit-il, le gouvernement Kuomintang interdira nos sections d'assaut. Je viens de voir des officiers bleus, envoyés du front pour nous sonder, nous insinuer astucieusement que les armes seraient mieux chez eux que chez nous. Désarmer la garde ouvrière : ils auront la police, le Comité, le Préfet, l'armée et les armes. Et nous aurons fait l'insurrection pour ça. Nous devons quitter le Kuomintang, isoler le parti communiste, et si possible lui donner le pouvoir. Il ne s'agit pas de jouer aux échecs, mais de penser sérieusement au prolétariat, dans tout ça. Que lui conseillons-nous ?
Tchen regardait ses pieds fins et sales, nus dans des socques.
- Les ouvriers ont raisong de faire grève. Nous leur ordonnons de cesser la grève. Les paysans veulent prendre les terres. Ils ont raisong. Nous le leur interdisons.
Son accent ne soulignait pas les mots les plus longs.
- Nos mots d'ordre sont ceux des bleus, reprit Kyo, avec un peu plus de promesses. Mais les bleus donnent aux bourgeois ce qu'ils leurs promettent, et nous ne donnons pas aux ouvriers ce que nous promettons aux ouvriers.
- Assez, dit Tchen sans même lever les yeux. D'abord, il faut tuer Chang-Kaï-Shek.
Katow écoutait en silence.
- C'est du f'tur, dit-il enfin. Présentement, on tue des nôtres. Oui. Et pourtant, Kyo, je ne suis pas sûr d'être de ton avis, vois-tu bien. Au d'but de la Révolution, quand j'étais encore socialiste rév'lutionnaire, nous étions tous contre la tactique de Lénine en Ukraine. Antonov, commissaire là-bas, avait arrêté les prop'taires des mines et leur avait collé dix ans de travaux forcés pour sab'tage. Sans jugement. De sa propre autor'té de Commissaire à la Tchéka, Lénine l'a fél'cité ; nous avons tous protesté. C'étaient de vrais exploiteurs, les prop'taires t'sais, et plusieurs d'entre nous étaient allés dans les mines, comme condamnés ; c'est pourquoi nous pensions qu'il fallait être particulièrement justes avec eux, pour l'exemple. Pourtant, si nous les avions remis en liberté, le prol'tariat n'aurait rien compris. Lénine avait raison. La justice était de notre côté, mais Lénine avait raison. Et nous étions aussi contre les pouvoirs extraordinaires de la Tchéka. Il faut faire attention. Le mot d'ordre actuel est bon : étendre la Rév'lution, et ensuite l'approfondir. Lénine n'a pas dit tout de suite : « Tout le pouvoir aux Soviets. »
- Mais il n'a jamais dit : Le pouvoir aux menchevicks ! Aucune situation ne peut nous contraindre à donner nos armes aux bleus. Aucune ! Parce qu'alors, c'est que la Révolution est perdue, et il n'y a qu'à...
Un officier du Kuomintang entrait, petit, raide, presque japonais. Saluts.
- L'armée sera ici dans une demi-heure, dit-il. Nous manquons d'armes. Combien pouvez-vous nous en remettre ?
Tchen marchait de long en large. Katow attendait.
- Les milices ouvrières doivent rester armées, dit Kyo.
- Ma demande est faite d'accord avec le gouvernement de Han-Kéou, répondit l'officier.
Kyo et Tchen sourirent.
- Je vous prie de vous renseigner, reprit-il.
Kyo manœuvra le téléphone.
- Même si l'ordre..., commença Tchen, en rogne.
- Ça va ! cria Kyo.
Il écoutait. Katow saisit le second récepteur. Ils raccrochèrent.
- Bien, dit Kyo. Mais les hommes sont encore en ligne.
- L'artillerie sera là bientôt, dit l'officier. Nous en finirons avec ces choses...
Il montra le train blindé, échoué dans le soleil.
« ... nous-mêmes. Pouvez-vous remettre des armes aux troupes demain soir ? Nous en avons un urgent besoin. Nous continuons à marcher sur Nankin.
- Je doute qu'il soit possible de récupérer plus de la moitié des armes.
- Pourquoi ?
- Tous les communistes n'accepteront pas de remettre les leurs.
- Même sur l'ordre de Han-Kéou ?
- Même sur l'ordre de Moscou. Du moins, immédiatement.
Ils sentaient l'exaspération de l'officier, bien que celui-ci ne la manifestât pas.
- Voyez ce que vous pouvez faire, dit-il. J'enverrai, quelqu'un vers sept heures.
Il sortit.
- Es-tu d'avis de remettre les armes ? demanda Kyo à Katow.
- J'essaie de comprendre. Il faut, avant tout, aller à Han-Kéou, vois-tu bien. Que veut l'Internationale ? D'abord se servir de l'armée du Kuomintang pour un'fier la Chine. D'velopper, ensuite par la prop'gande et le reste, cette Rév'lution qui doit d'elle-même se transformer de Rév'lution dém'cratique en Rév'lution socialiste.
- Il faut tuer Chang-Kaï-Shek, dit Tchen.
- Chang-Kaï-Shek ne nous laissera plus aller jusque-là, répondit Kyo. Il ne le peut pas. Il ne peut se maintenir ici qu'en s'appuyant sur les douanes et les contributions de la bourgeoisie, et la bourgeoisie ne paiera pas pour rien : il faudra qu'il lui rende sa monnaie en communistes zigouillés.
- Tout ça, dit Tchen, est parler pour ne rien dire.
- Fous-nous la paix, dit Katow. Tu ne penses pas que tu vas essayer de tuer Chang-Kaï-Shek sans l'accord du Com'té Central, ou du moins du dél'gué de l'Internationale ?
Une rumeur lointaine emplissait peu à peu le silence.