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Enfin, la Délégation de l'Internationale.

La villa tout entière était éclairée. Kyo savait qu'à l'étage le plus élevé travaillait Borodine ; au rez-de-Chaussée, l'imprimerie marchait à plein avec son fracas d'énorme ventilateur en mauvais état.

Un garde examina Kyo, vêtu d'un chandail gris à gros col. Déjà, le croyant japonais, il lui indiquait du doigt le planton chargé de conduire les étrangers, quand son regard rencontra les papiers que Kyo lui tendait ; à travers l'entrée encombrée, il le conduisit donc à la section de l'Internationale chargée de Shanghaï. Du secrétaire qui le reçut, Kyo savait seulement qu'il avait organisé les premières insurrections de Finlande ; un camarade, la main tendue par-dessus son bureau, tandis qu'il se nommait : Vologuine. Gras plutôt comme une femme mûre que comme un homme ; cela tenait-il à la finesse des traits à la fois busqués et poupins, légèrement levantins malgré le teint très clair, ou aux longues mèches presque grises, coupées pour être rejetées en arrière mais qui retombaient sur ses joues comme des bandeaux raides ?

- Nous faisons fausse route à Shanghaï, dit Kyo.

Aussitôt mécontent de ce qu'il venait de dire : sa pensée allait plus vite que lui. Pourtant, sa phrase disait ce qu'il eût dit bientôt : si Han-Kéou ne pouvait apporter le secours que les sections en attendaient, rendre les armes était un suicide.

Vologuine, tassé dans son fauteuil, enfonça ses mains dans les manches kaki de son uniforme.

- Encore !.. marmonna-t-il.

- D'abord, que se passe-t-il ici ?

- Continue : en quoi faisons-nous fausse route à Shanghaï ?

- Mais pourquoi, pourquoi les manufactures, ici, ne travaillent-elles pas ?

- Attends. Quels camarades protestent ?

- Ceux des groupes de combat. Les terroristes, aussi.

- Terroristes, on s'en fout. Les autres...

Il regarda Kyo :

« Qu'est-ce qu'ils veulent ?

- Sortir du Kuomintang. Organiser un Parti Communiste indépendant. Donner le pouvoir aux Unions. Et surtout, ne pas rendre les armes. Avant tout.

- Toujours la même chose.

Vologuine se leva, regarda par la fenêtre vers le fleuve et les collines, sans la moindre expression ; une intensité fixe semblable à celle d'un somnambule donnait seule vie à ce visage figé. Il était petit, et son dos aussi gras que son ventre le faisait paraître presque bossu.

- Je vais te dire. Suppose que nous sortions du Kuomintang. Que faisons-nous ?

- D'abord, une milice pour chaque union de travail, pour chaque syndicat.

- Avec quelles armes ? Ici l'arsenal est entre les mains des généraux. Chang-Kaï-Shek tient maintenant celui de Shanghaï. Et nous sommes coupés de la Mongolie : donc, pas d'armes russes.

- À Shanghaï, nous l'avons pris, l'arsenal.

- Avec l'armée révolutionnaire derrière vous. Pas devant. Qui armerons-nous ici ? Dix mille ouvriers, peut-être. En plus du noyau communiste de l'« armée de fer » : encore dix mille. Dix balles chacun ! Contre eux, plus de 73.000 hommes, rien qu'ici. Sans parler, enfin... de Chang-Kaï-Shek, ni des autres. Trop heureux de faire alliance contre nous, à la première mesure réellement communiste. Et avec quoi ravitaillerons-nous nos troupes ?

- Les fonderies, les manufactures ?

- Les matières premières n'arrivent plus.

Immobile, profil perdu dans les mèches, devant la fenêtre, sur la nuit qui montait, Vologuine continuait :

- Han-Kéou n'est pas la capitale des travailleurs, c'est la capitale des sans-travail.

« Il n'y a pas d'armes ; c'est tant mieux peut-être. Il y a des moments où je pense : si nous les armions, ils tireraient sur nous. Et pourtant, il y a tous ceux qui travaillent quinze heures par jour sans présenter de revendications, parce que « notre révolution est menacée... »

Kyo sombrait, comme en rêve toujours plus bas.

- Le pouvoir n'est pas à nous, continuait Vologuine, il est aux généraux du « Kuomintang de gauche », comme ils disent. Ils n'accepteraient pas plus les Soviets que ne les accepte Chang-Kaï-Shek. C'est sûr. Nous pouvons nous servir d'eux, c'est tout. En faisant très attention. »

Si Han-Kéou était seulement un décor ensanglanté... Kyo n'osait penser plus loin. « Il faut que je voie Possoz, en sortant », se disait-il. C'était le seul camarade, à Han-Kéou, en qui il eût confiance. « Il faut que je voie Possoz... »

Vologuine était beaucoup plus mal à l'aise qu'il ne le laissait paraître. La discipline du Parti sortait furieusement renforcée de la lutte contre les trotskistes. Vologuine était là pour faire exécuter les décisions prises par des camarades plus qualifiés, mieux informés que lui - et que Kyo. En Russie, il n'eût pas discuté. Mais il n'avait pas oublié encore la lourde patience avec laquelle les Bolcheviks enseignaient inlassablement leur vérité à des foules illettrées - les discours de Lénine, ces spirales opiniâtres par lesquelles il revenait six fois sur le même point, un étage plus haut chaque fois. La structure du Parti chinois était loin d'avoir la force de celle du Parti russe ; et les exposés de la situation, les instructions, même les ordres, se perdaient souvent sur le long chemin de Moscou à Shanghaï.

- ... Inutile d'ouvrir la bouche avec cet air, enfin... abruti, dit-il. Le monde croit Han-Kéou communiste, tant mieux. Ça fait honneur à notre propagande. Ce n'est pas une raison pour que ce soit vrai.

- Quelles sont les dernières instructions ?

- Renforcer le noyau communiste de l'armée de fer. Nous pouvons peser dans l'un des plateaux de la balance. Nous ne sommes pas une force par nous-mêmes. Les généraux qui combattent avec nous, ici, haïssent autant les Soviets et les communistes que Chang-Kaï-Shek. Je le sais, je le vois, enfin... tous les jours. Tout mot d'ordre communiste les jettera sur nous. Et sans doute les mènera à une alliance avec Chang. La seule chose que nous puissions faire est de démolir Chang en nous servant d'eux. Puis Feng-Yu-Shiang de la même façon, s'il le faut. Comme nous avons démoli, enfin, les généraux que nous avons combattu jusqu'ici en nous servant de Chang. Parce que la propagande nous apporte autant d'hommes que la victoire leur en apporte, à eux. Nous montons avec eux. C'est pourquoi gagner du temps est l'essentiel. La Révolution ne peut pas se maintenir, enfin, sous sa forme démocratique. Par sa nature même, elle doit devenir socialiste. Il faut la laisser faire. Il s'agit de l'accoucher. Et pas de la faire avorter.

- Oui. Mais il y a dans le marxisme le sens d'une fatalité, et l'exaltation d'une volonté. Chaque fois que la fatalité passe avant la volonté, je me méfie.

- Un mot d'ordre purement communiste, aujourd'hui, amènerait l'union, enfin, immédiate, de tous les généraux contre nous : 200.000 hommes contre 20.000. C'est pourquoi il faut vous arranger à Shanghaï avec Chang-Kaï-Shek. S'il n'y a pas moyen, rendez les armes.

- À ce compte, il ne fallait pas tenter la Révolution d'octobre : combien étaient les bolcheviks ?

- Le mot d'ordre « la paix » nous a donné les masses.