- Il y a d'autres mots d'ordre.
- Prématurés. Et lesquels ?
- Suppression totale, immédiate, des fermages et des créances. La révolution paysanne, sans combines ni réticences.
Les six jours passés à remonter le fleuve avaient confirmé Kyo dans sa pensée : dans ces villes de glaise, fixées aux confluents depuis des millénaires, les pauvres suivraient aussi bien le paysan que l'ouvrier.
- Le paysan suit toujours, dit Vologuine. Ou l'ouvrier, ou le bourgeois. Mais il suit.
- Pardon. Un mouvement paysan ne dure qu'en s'accrochant aux villes, et la paysannerie seule ne peut donner qu'une Jacquerie, c'est entendu. Mais il ne s'agit pas de la séparer du prolétariat : la suppression des créances est un mot d'ordre de combat, le seul qui puisse mobiliser les paysans.
- Enfin, le partage de terres, dit Vologuine.
- Plus concrètement : beaucoup de paysans très pauvres sont propriétaires, mais travaillent pour l'usurier. Tous le savent. D'autre part il faut, à Shanghaï, entraîner au plus vite les gardes des Unions ouvrières. Ne les laisser désarmer sous aucun prétexte. En faire notre force, en face de Chang-Kaï-Shek.
- Dès que ce mot d'ordre sera connu, nous serons écrasés.
- Alors, nous le serons de toute façon. Les mots d'ordre communistes font leur chemin, même quand nous les abandonnons. Il suffit de discours pour que les paysans veuillent les terres, il ne suffira pas de discours pour qu'ils ne les veuillent plus. Ou nous devons accepter de participer à la répression avec les troupes de Chang-Kaï-Shek, ça te va ? nous compromettre définitivement, ou ils devront nous écraser, qu'ils le veuillent ou non.
- Le Parti est d'accord qu'il faudra, enfin, rompre. Mais pas si tôt.
- Alors, s'il s'agit avant tout de ruser, ne rendez pas les armes. Les rendre, c'est livrer les copains.
- S'ils suivent les instructions, Chang ne bougera pas.
- Qu'ils les suivent ou non n'y changera rien. Le Comité, Katow, moi-même, avons organisé la garde ouvrière. Si vous voulez la dissoudre, tout le prolétariat de Shanghaï croira à la trahison.
- Donc, laissez-la désarmer.
- Les Unions ouvrières s'organisent partout d'elles-mêmes dans les quartiers pauvres. Allez-vous interdire les syndicats au nom de l'Internationale ?
Vologuine était retourné à la fenêtre. Il inclina sur sa poitrine sa tête qui s'encadra d'un double menton. La nuit venait, pleine d'étoiles encore pâles.
- Rompre, dit-il, est une défaite certaine. Moscou ne tolérera pas que nous sortions du Kuomintang maintenant. Et le Parti communiste chinois est plus favorable encore à l'entente que Moscou.
- En haut seulement : en bas, les camarades ne rendront pas toutes les armes, même si vous l'ordonnez. Vous nous sacrifierez, sans donner la tranquillité à Chang-Kaï-Shek. Borodine peut le dire à Moscou.
C'était le seul espoir de Kyo. Un homme comme Vologuine en pouvait être convaincu. Tout au plus, transmettrait-il...
- Moscou le sait : l'ordre de rendre les armes a été donné avant-hier.
Atterré, Kyo ne répondit pas tout de suite.
- Et les sections les ont remises ?
- La moitié, à peine...
L'avant-veille, tandis qu'il réfléchissait ou dormait, sur le bateau... Il savait, lui aussi, que Moscou maintiendrait sa ligne. La situation donna soudain une confuse valeur au projet de Tchen :
- Autre chose, - peut-être la même : Tchen-Ta-Eul, de chez nous, veut exécuter Chang.
- Ah ! c'est pour ça !
- Quoi ?
- Il a fait passer un mot, pour demander à me voir quand tu serais là.
Il prit un message sur la table. Kyo n'avait pas remarqué encore ses mains ecclésiastiques. « Pourquoi ne l'a-t-il pas fait monter tout de suite ? » se demanda-t-il.
- ... Question grave... (Vologuine lisait le message). Ils disent tous : question grave...
- Il est ici ?
- Il ne devait pas venir ? Tous les mêmes. Ils changent presque toujours d'avis. Il est ici depuis, enfin, deux ou trois heures : ton bateau a été beaucoup arrêté.
Il téléphona qu'on fit venir Tchen. Il n'aimait pas les entretiens avec les terroristes, qu'il jugeait bornés, orgueilleux et dépourvus de sens politique.
- Ça allait encore plus mal à Leningrad, dit-il, quand Youdenitch était devant la ville, et on s'en est tiré tout de même...
Tchen entra, en chandail lui aussi, passa devant Kyo, s'assit en face de Vologuine. Le bruit de l'imprimerie emplissait seul le silence. Dans la grande fenêtre perpendiculaire au bureau, la nuit maintenant complète séparait les deux hommes de profil. Tchen, coudes sur le bureau, menton dans ses mains, tenace, tendu, ne bougeait pas. « L'extrême densité d'un homme prend quelque chose d'inhumain, pensa Kyo en le regardant. Est-ce parce que nous nous sentons facilement en contact par nos faiblesses ?.. » La surprise passée, il jugeait inévitable que Tchen fût là. De l'autre côté de la nuit criblée d'étoiles, Vologuine, debout, mèches dans la figure, mains grasses croisées sur la poitrine, attendait aussi.
- Il t'a dit ? demanda Tchen, montrant Kyo de la tête.
- Tu sais ce que l'Internationale pense des actes terroristes, répondit Vologuine. Je ne vais pas te faire, enfin, un discours là-dessus !
- Le cas présent est particulier. Chang-Kaï-Shek seul est assez populaire et assez fort pour maintenir la bourgeoisie unie contre nous. Vous opposez-vous à cette exécution, oui ou non ?
Il était toujours immobile, accoudé au bureau, le menton dans les mains. Kyo savait que la discussion était vaine pour Tchen, bien qu'il fût venu. La destruction seule le mettait d'accord avec lui-même.
- L'Internationale n'a pas à approuver ce projet. » Vologuine parlait sur le ton de l'évidence. « Pourtant, de ton point de vue même... » Tchen ne bougeait toujours pas. « ... Le moment, enfin, est-il bien choisi ?
- Vous préférez attendre que Chang ait fait assassiner les nôtres ?
- Il fera des décrets et rien de plus. Son fils est à Moscou, ne l'oublie pas. Enfin, des officiers russes de Gallen n'ont pas pu quitter son état-major. Ils seront torturés s'il est tué. Ni Gallen ni l'état-major rouge ne l'admettront...
« La question a donc été discutée ici même », pensa Kyo. Il y avait dans cette discussion il ne savait quoi de peu convaincant, qui le troublait : il jugeait Vologuine singulièrement plus ferme lorsqu'il ordonnait de rendre les armes que lorsqu'il parlait du meurtre de Chang-Kaï-Shek.
- Si les officiers russes sont torturés, dit Tchen, ils le serong. Moi aussi, je le serai. Pas d'intérêt. Les millions de Chinois valent bien quinze officiers russes. Bon. Et Chang abandonnera son fils.
- Qu'en sais-tu ?
- Et toi ?
- Sans doute aime-t-il son fils moins que lui-même, dit Kyo. Et s'il ne tente pas de nous écraser il est perdu. S'il n'enraye pas l'action paysanne, ses propres officiers le quitteront. Je crains donc qu'il n'abandonne le gosse, après quelques promesses des consuls européens ou d'autres plaisanteries. Et toute la petite bourgeoisie que tu veux rallier, Vologuine, le suivra le lendemain du jour où il nous aura désarmé : elle sera du côté de la force. Je la connais.
- Pas évident. Et il n'y a pas que Shanghaï.
- Tu dis que vous crevez de faim. Shanghaï perdue, qui vous ravitaillera ? Feng-Yu-Shiang vous sépare de la Mongolie, et il vous trahira si nous sommes écrasés. Donc, rien par le Yang-Tsé, rien de la Russie. Croyez-vous que les paysans à qui vous promettez le programme du Kuomintang (25% de réduction de fermage, sans blagues, non mais sans blagues !) mourront de faim pour nourrir l'armée rouge ? Vous vous mettrez entre les mains du Kuomintang plus encore que vous ne l'êtes. Tenter la lutte contre Chang maintenant, avec de vrais mots d'ordre révolutionnaires, en s'appuyant sur la paysannerie et le prolétariat de Shanghaï, c'est chanceux, mais ce n'est pas impossible : la première division est communiste presque tout entière, à commencer par son général, et combattra avec nous. Et tu dis que nous avons conservé la moitié des armes. Ne pas la tenter, c'est attendre avec tranquillité notre égorgement.