Cette discussion commençait à exaspérer Vologuine, malgré son attitude de distraction paterne. Mais il n'ignorait pas la force, à Shanghaï, de la tendance que Kyo défendait devant lui.
- Le Kuomintang est là. Nous ne l'avons pas fait. Il est là. Et plus fort que nous, provisoirement. Nous pouvons le conquérir par la base en y introduisant tous les éléments communistes dont nous disposons. Ses membres sont, en immense majorité, extrémistes.
- Tu sais aussi bien que moi que le nombre n'est rien dans une démocratie contre l'appareil dirigeant.
- Nous démontrons que le Kuomintang peut être employé en l'employant. Non en discutant. Nous n'avons cessé de l'employer depuis deux ans. Chaque mois, chaque jour.
- Tant que vous avez accepté ses buts ; pas une fois quand il s'est agi pour lui d'accepter les vôtres. Vous l'avez amené à accepter les cadeaux dont il brûlait d'envie : officiers, volontaires, argent, propagande. Les soviets de soldats, les unions paysannes, c'est une autre affaire.
- Et l'exclusion des éléments anticommunistes ?
- Chang-Kaï-Shek ne possédait pas Shanghaï.
- Avant un mois, nous aurons obtenu du Comité Central du Kuomintang sa mise hors la loi.
- Quand il nous aura écrasés. Qu'est-ce que ça peut foutre à ces généraux du Comité Central qu'on tue ou pas les militants communistes ? Autant de gagné ! Est-ce que tu ne crois pas, vraiment, que l'obsession des fatalités économiques empêche le Parti communiste chinois, et peut-être Moscou, de voir la nécessité élémentaire que nous avons sous le nez ?
- C'est de l'opportunisme.
- Ça va ! À ton compte, Lénine ne devait pas prendre le partage des terres comme mot d'ordre (il figurait d'ailleurs au programme des socialistes-révolutionnaires, qui n'ont pas été foutus de l'appliquer, beaucoup plus qu'à celui des bolcheviks). Le partage des terres, c'était la constitution de la petite propriété ; il aurait donc dû faire, non le partage, mais la collectivisation immédiate, les sovkhozes. Comme il a réussi, vous savez voir que c'était de la tactique. Pour nous aussi il ne s'agit que de tactique ! Vous êtes en train de perdre le contrôle des masses...
- T'imagines-tu que Lénine, enfin, l'ait gardé de février à octobre ?
- Il l'a perdu par instants. Mais il a toujours été dans leur sens. Vous, vos mots d'ordre sont à contre-courant. Il ne s'agit pas d'un crochet, mais de directions qui iront toujours s'éloignant davantage. Pour agir sur les masses comme vous prétendez le faire, il faudrait être au pouvoir. Ce n'est pas le cas.
- Il ne s'agit pas de tout ça, dit Tchen.
Il se leva.
- Vous n'enrayerez pas l'action paysanne, reprit Kyo. Présentement, nous, communistes, donnons aux masses des instructions qu'elles ne peuvent considérer que comme des trahisons. Croyez-vous qu'elles comprendront vos mots d'ordre d'attente ?
Pour la première fois, une ombre de passion glissa dans la voix de Vologuine :
- Même coolie du port de Shanghaï, je penserais que l'obéissance au Parti est la seule attitude logique, enfin, d'un militant communiste. Et que toutes les armes doivent être rendues.
Tchen se leva :
- Ce n'est pas par obéissance qu'on se fait tuer. Ni qu'on tue. Sauf les lâches.
Vologuine haussa les épaules.
- Il ne faut pas considérer l'assassinat, enfin, comme la voie principale de la vérité politique !
Tchen sortait.
- Nous proposerons à la première réunion du Comité central le partage immédiat des terres, dit Kyo en tendant la main à Vologuine, la destruction des créances.
- Le Comité ne les votera pas, répondit Vologuine, souriant.
Tchen, ombre trapue sur le trottoir, attendait. Kyo le rejoignit, après avoir obtenu l'adresse de son ami Possoz : il était chargé de la direction du port.
- Écoute... dit Tchen.
Transmis par la terre, le frémissement des machines de l'imprimerie, régulier, maîtrisé comme celui d'un moteur de navire, les pénétrait des pieds à la tête : dans la ville endormie, la délégation veillait de toutes ses fenêtres illuminées, que traversaient des bustes noirs. Ils marchèrent, leurs deux ombres semblables devant eux : même taille, même effet du col de chandail. Les paillotes aperçues dans la perspective des rues, avec leurs silhouettes de purgatoire, se perdaient au fond de la nuit calme et presque solennelle, dans l'odeur du poisson et des graisses brûlées ; Kyo ne pouvait se délivrer de cet ébranlement de machines transmis à ses muscles, par le sol - comme si ces machines à fabriquer la vérité eussent rejoint en lui les hésitations et les affirmations de Vologuine. Pendant la remontée du fleuve, il n'avait cessé d'éprouver combien son information était faible, combien il lui était difficile de fonder son action, s'il n'acceptait plus d'obéir purement et simplement aux instructions de l'Internationale. Mais l'Internationale se trompait. Gagner du temps n'était plus possible. La propagande communiste avait atteint les masses comme une inondation, parce qu'elle était la leur. Quelle que fût la prudence de Moscou, elle ne s'arrêterait plus ; Chang le savait et devait dès maintenant écraser les communistes. Là était la seule certitude. Peut-être la Révolution eût-elle pu être conduite autrement ; mais c'était trop tard. Les paysans communistes prendraient les terres, les ouvriers communistes exigeraient un autre régime de travail, les soldats communistes ne combattraient plus que sachant pourquoi, que Moscou le voulût ou non. Moscou et les capitales d'Occident ennemies pouvaient organiser là-bas dans la nuit leurs passions opposées et tenter d'en faire un monde. La Révolution avait poussé sa grossesse à son terme : il fallait maintenant qu'elle accouchât ou mourût. En même temps que le rapprochait de Tchen la camaraderie nocturne, une grande dépendance pénétrait Kyo, l'angoisse de n'être qu'un homme, que lui-même ; il se souvint des musulmans chinois qu'il avait vus, par des nuits pareilles, prosternés dans les steppes de lavande brûlée, hurler ces chants qui déchirent depuis des millénaires l'homme qui souffre et qui sait qu'il mourra. Qu'était-il venu faire à Han-Kéou ? Mettre le Komintern au courant de la situation de Shanghaï. Le Komintern était aussi résolu qu'il l'était devenu. Ce qu'il avait entendu c'était, bien plus que les arguments de Vologuine, le silence des usines, l'angoisse de la ville qui mourait chamarrée de gloire révolutionnaire, mais n'en mourait pas moins. On pouvait léguer ce cadavre à la prochaine vague insurrectionnelle, au lieu de le laisser se liquéfier dans les astuces. Sans doute étaient-ils tous condamnés : l'essentiel était que ce ne fût pas en vain. Il était certain que Tchen, lui aussi, se liait en cet instant à lui d'une amitié de prisonniers :
- Ne pas savoir !.. dit celui-ci. S'il s'agit de tuer Chang-Kaï-Shek, je sais. Pour ce Vologuine, c'est pareil, je pense ; mais lui, au lieu d'être le meurtre, c'est l'obéissance. Quand on vit comme nous, il faut une certitude. Appliquer les ordres, pour lui, c'est sûr, je pense, comme tuer pour moi. Il faut que quelque chose soit sûr. Il faut.
Il se tut.
« Rêves-tu beaucoup ? reprit-il.
- Non. Ou du moins ai-je peu de souvenirs de mes rêves.
- Je rêve presque chaque nuit. Il y a aussi la distraction, la rêverie. L'ombre d'un chat, par terre... Dans le meurtre, le difficile n'est pas de tuer. C'est de ne pas déchoir. D'être plus fort que... ce qui se passe en soi à ce moment-là.