- Avant, on mangeait.
- Non, dit Kyo aux ouvriers : avant on ne mangeait pas. Je le sais, j'ai été docker. Et crever pour crever, autant que ce soit pour devenir des hommes.
Le blanc de tous ces yeux où s'accrochait la faible lumière s'agrandit imperceptiblement ; ils cherchaient à voir mieux ce type à l'allure japonaise, en chandail, qui parlait, avec l'accent des provinces du Nord, et qui prétendait avoir été coolie.
- Des promesses, répondit l'un d'eux à mi-voix.
- Oui, dit un autre. Nous avons surtout le droit de nous mettre en grève et de crever de faim. Mon frère est à l'armée. Pourquoi a-t-on chassé de sa division ceux qui ont demandé la formation des Unions de soldats ?
Le ton montait.
- Croyez-vous que la Révolution russe se soit faite en un jour ? demanda Possoz.
- Les Russes ont fait ce qu'ils ont voulu !
Inutile de discuter : il s'agissait seulement de savoir quelle était la profondeur de la révolte.
- L'attaque de la garde rouge est un acte contre-révolutionnaire, passible de la peine de mort. Vous le savez.
Un temps.
- Si l'on vous faisait remettre en liberté, que feriez-vous ?
Ils se regardèrent ; l'ombre ne permettait pas de voir l'expression des visages. Malgré les pistolets, les menottes, Kyo sentait se préparer l'atmosphère de marchandage chinois qu'il avait si souvent rencontrée dans la révolution.
- Avec du travail ? demanda l'un des prisonniers.
- Quand il y en aura.
- Alors, en attendant, si la garde rouge nous empêche de manger, nous attaquerons la garde rouge. Je n'avais pas mangé depuis trois jours. Pas du tout.
- Est-ce vrai qu'on mange en prison ? demanda l'un de ceux qui n'avaient rien dit.
- Tu vas bien voir.
Possoz sonna sans rien ajouter, et les miliciens emmenèrent les prisonniers.
- C'est bien ça qu'est embêtant, reprit-il, en français cette fois : ils commencent à croire que dans la prison on les nourrit comme des coqs en pâte.
- Pourquoi n'as-tu pas davantage essayé de les convaincre, puisque tu les avais fait monter ?
Possoz haussa les épaules avec accablement.
- Mon p'tit gars, je les fais monter parce que j'espère toujours qu'ils me diront autre chose. Et pourtant il y a les autres, les gars qui travaillent des quinze, seize heures par jour sans présenter une seule revendication, et qui le feront jusqu'à ce que nous soyons tranquilles, comme que comme...
L'expression suisse surprit Kyo. Possoz sourit et ses dents, comme les yeux des déchargeurs tout à l'heure, brillèrent dans la lumière trouble, sous la barre confuse des moustaches.
- Tu as de la chance d'avoir conservé des dents pareilles avec la vie qu'on mène en campagne.
- Non, mon p'tit gars, pas du tout : c'est un appareil que je me suis fait mettre à Chang-Cha. Les dentistes n'ont pas l'air touchés par la révolution. Et toi ? Tu es délégué ? Qu'est-ce que tu fous ici ?
Kyo le lui expliqua, sans parler de Tchen. Possoz l'écoutait, de plus en plus inquiet.
- Tout ça, mon p'tit gars, c'est bien possible, et c'est encore bien plus dommage. J'ai travaillé dans les montres quinze ans : je sais ce que c'est que des rouages qui dépendent les uns des autres. Si on n'a pas confiance dans le Komintern, faut pas être du Parti.
- La moitié du Komintern pense que nous devons faire les Soviets.
- Il y a une ligne générale qui nous dirige, faut la suivre.
- Et rendre les armes ! Une ligne qui nous mène à tirer sur le prolétariat est nécessairement mauvaise. Quand les paysans prennent les terres, les généraux s'arrangent maintenant pour compromettre quelques troupes communistes dans la répression. Oui ou non, accepterais-tu de tirer sur les paysans ?
- Mon p'tit gars, on n'est pas parfait : je tirerais en l'air, et probable que c'est ce que font les copains. J'aime mieux que ça n'arrive pas. Mais ce n'est pas la chose principale.
- Comprends, mon vieux : c'est comme si je voyais un type en train de te viser, là et qu'on discute du-danger des balles de revolver... Chang-Kaï-Shek ne peut pas ne pas nous massacrer. Et ce sera pareil ensuite avec les généraux d'ici, nos « alliés » ! Et ils seront logiques. Nous nous ferons tous massacrer, sans même maintenir la dignité du Parti, que nous menons tous les jours au bordel avec un tas de généraux, comme si c'était sa place...
- Si chacun agit à son goût, tout est foutu. Si le Komintern réussit, on criera : Bravo ! et on n'aura tout de même pas tort. Mais si nous lui tirons dans les jambes, il ratera sûrement, et l'essentiel est qu'il réussisse... Et qu'on ait fait tirer des communistes sur les paysans, je sais bien qu'on le dit mais en es-tu sûr, ce qui s'appelle sûr ? Tu ne l'as pas vu toi-même, et, malgré tout, - je sais bien que tu ne le fais pas exprès, mais quand même... - Ça arrange ta théorie, de le croire...
- Qu'on puisse le dire parmi nous suffirait. Ce n'est pas le moment d'entreprendre des enquêtes de six mois.
Pourquoi discuter ? Ce n'était pas Possoz que Kyo voulait convaincre, mais ceux de Shanghaï ; et sans doute étaient-ils déjà convaincus maintenant, comme lui avait été confirmé dans sa décision par Han-Kéou même, par la scène à laquelle il venait d'assister. Il n'avait plus qu'un désir : partir.
Un sous-officier chinois entra, tous les traits du visage en longueur et le corps légèrement courbé en avant, comme les personnages d'ivoire qui épousent la courbe des défenses.
- On a pris un homme embarqué clandestinement.
Kyo attendait.
- Il prétend avoir reçu de vous l'autorisation de quitter Han-Kéou. C'est un marchand, Dong-Tioun.
Kyo retrouva sa respiration.
- Donné aucune autorisation, dit Possoz. Me regarde pas. Envoyez à la Police.
Les riches arrêtés se réclamaient de quelque fonctionnaire : ils parvenaient parfois à le voir seul, et lui proposaient de l'argent. C'était plus sage que de se laisser fusiller sans rien tenter.
- Attendez !
Possoz tira une liste de son sous-main, murmura des noms.
- Ça va. Il est même là-dessus. Il était signalé. Que la police se débrouille avec lui !
Le sous-officier sortit. La liste, une feuille de cahier, restait sur le buvard. Kyo pensait toujours à Tchen.
- C'est la liste des gens signalés, dit Possoz, qui vit que le regard de Kyo restait fixé au papier. Les derniers sont signalés par téléphone, avant le départ des bateaux - quand des bateaux partent...
Kyo tendit la main. Quatorze noms. Tchen n'était pas signalé. Il était impossible que Vologuine n'eût pas compris qu'il allait tenter de quitter Han-Kéou au plus tôt. Et, même à tout hasard, signaler son départ comme possible eût été de simple prudence. « Le Komintern ne veut pas prendre la responsabilité de faire tuer Chang-Kaï-Shek, pensa Kyo ; mais peut-être accepterait-il sans désespoir que ce malheur arrivât... Est-ce pour cela que les réponses de Vologuine semblaient si incertaines ?.. » Il rendit la liste.
« Je partirai », avait dit Tchen. Son arrivée imprévue, les réticences de Vologuine, la liste, Kyo comprenait tout cela : mais chacun des gestes de Tchen le rapprochait à nouveau du meurtre et les choses mêmes semblaient entraînées par son destin. Des éphémères bruissaient autour de la petite lampe. « Peut-être Tchen est-il un éphémère qui sécrète sa propre lumière, celle à laquelle il va se détruire... Peut-être l'homme même... » Ne voit-on jamais que la fatalité des autres ? N'était-ce pas comme un éphémère que lui-même voulait maintenant repartir pour Shanghaï au plus tôt, maintenir les sections à tout prix ? L'officier revint, ce qui lui permit de quitter Possoz.