Tchen entra chez l'antiquaire et demanda à voir des petits bronzes de fouilles. Le marchand tira d'un tiroir une trop grosse poignée de petites boîtes de satin violet, posa sur la table sa main hérissée de cubes, et commença à les y disposer. Ce n'était pas un Shanghaïen, mais un Chinois du Nord ou du Turkestan : ses moustaches et sa barbe rares mais floues, ses yeux bridés étaient d'un musulman de basse classe, et aussi sa bouche obséquieuse ; mais non son visage sans arêtes, de bouc à nez plat. Celui qui dénoncerait un homme trouvé sur le passage du général avec une bombe recevrait une grosse somme d'argent et beaucoup de considération parmi les siens. Et ce bourgeois riche était peut-être un partisan sincère de Chang-Kaï-Shek.
- Y a-t-il longtemps que vous êtes à Shanghaï ? » demanda-t-il à Tchen. Que pouvait être ce singulier client ? Sa gêne, son absence de curiosité pour les objets exposés, l'inquiétaient. Ce jeune homme n'avait peut-être pas l'habitude de porter des habits européens. Les grosses lèvres de Tchen, malgré son profil aigu, le rendaient sympathique. Le fils de quelque riche paysan de l'intérieur ? Mais les gros fermiers ne collectionnaient pas les bronzes anciens. Achetait-il pour un Européen ? Ce n'était pas un boy, ni un courrier - et, s'il était amateur, il regardait les objets qu'on lui montrait avec bien peu d'amour : il semblait qu'il songeât à autre chose.
Car déjà Tchen surveillait la rue. De cette boutique il pouvait voir à deux cents mètres. Pendant combien de temps verrait-il l'auto ? Mais comment calculer sous la curiosité de cet imbécile ? Avant tout, il fallait répondre. Rester silencieux comme il l'avait fait jusque-là était stupide :
- Je vivais dans l'intérieur, dit-il. J'en ai été chassé par la guerre.
L'autre allait questionner à nouveau. Tchen sentait qu'il l'inquiétait. Le marchand se demandait maintenant s'il n'était pas un voleur venu examiner son magasin pour le piller aux prochains désordres ; pourtant, ce jeune homme ne souhaitait pas voir les plus belles pièces. Seulement des bronzes ou des fibules de renards, et d'un prix modéré. Les japonais aiment les renards, mais ce client n'était pas japonais. Il fallait, continuer à l'interroger adroitement.
- Sans doute habitez-vous le Houpé ? La vie est devenue bien difficile, dit-on, dans les provinces du centre. Tchen se demanda s'il ne jouerait pas le demi-sourd. Il n'osa pas, de crainte de sembler plus étrange encore.
- Je ne l'habite plus », répondit-il seulement. Son ton, la structure de ses phrases, avaient, même en chinois, quelque chose de bref : il exprimait directement sa pensée, sans employer les tournures d'usage. Mais il pensa au marchandage.
- Combien ? demanda-t-il en indiquant du doigt une des fibules à tête de renard qu'on trouve en grand nombre dans les tombeaux.
- Quinze dollars.
- Huit me semblerait un bon prix...
- Pour une pièce de cette qualité ? Comment pouvez-vous croire ?.. Songez que je l'ai payée dix... Fixez mon bénéfice vous-même.
Au lieu de répondre, Tchen regardait Peï assis devant une petite table dans son bar ouvert, un jeu de lumières sur les verres de ses lunettes ; celui-ci ne le voyait sans doute pas, à cause de la vitre du magasin d'antiquités. Mais il le verrait sortir.
- Je ne saurais payer plus de neuf, dit-il enfin comme s'il eût exprimé la conclusion d'une méditation. Encore me priverais-je beaucoup.
Les formules en ce domaine, étaient rituelles et il les employait sans peine.
- C'est ma première affaire aujourd'hui, répondit l'antiquaire. Peut-être dois-je accepter cette petite perte d'un dollar, car la conclusion de la première affaire engagée est d'un présage favorable...
La rue déserte. Un pousse, au loin, la traversa. Un autre. Deux hommes sortirent. Un chien. Un vélo. Les hommes tournèrent à droite ; le pousse avait traversé. La rue déserte de nouveau ; seul, le chien...
- Ne donneriez-vous pas, cependant, 9 dollars ½ ?
- Pour exprimer la sympathie que vous m'inspirez.
Autre renard, en porcelaine. Nouveau marchandage. Tchen, depuis son achat, inspirait davantage confiance. Il avait acquis le droit de réfléchir : il cherchait le prix qu'il offrirait, celui qui correspondait subtilement à la qualité de l'objet ; sa respectable méditation ne devait point être troublée. « L'auto, dans cette rue, avance à 40 à l'heure, plus d'un kilomètre en deux minutes. Je la verrai pendant un peu moins d'une minute. C'est peu. Il faut que Peï ne quitte plus des yeux cette porte... » Aucune auto ne passait. Quelques vélos... Il marchanda une boucle de ceinture en jade, n'accepta pas le prix du marchand, dit qu'il lui fallait réfléchir. Un des commis apporta du thé. Tchen acheta une petite tête de renard en cristal, dont le marchand ne demandait que trois dollars. La méfiance du boutiquier n'avait pourtant pas disparu tout à fait.
- J'ai d'autres très belles pièces, très authentiques, avec de très jolis renards. Mais ce sont des pièces de grande valeur, et je ne les conserve pas dans mon magasin. Nous pourrions convenir d'un rendez-vous...
Tchen ne disait rien.
« ... à la rigueur, j'enverrais un de mes commis les chercher...
- Je ne m'intéresse pas aux pièces de grande valeur. Je ne suis pas, malheureusement, assez rich).e.
Ce n'était donc pas un voleur ; il ne demandait pas même à les voir. L'antiquaire montrait à nouveau la boucle de ceinture en jade, avec une délicatesse de manieur de momies ; mais, malgré les paroles qui passaient une à une entre ses lèvres de velours gélatineux, malgré ses yeux concupiscents, son client restait indifférent, lointain... C'était lui, pourtant, qui avait choisi cette boucle. Le marchandage est une collaboration, comme l'amour ; le marchand faisait l'amour avec une planche. Pourquoi donc cet homme achetait-il ? Soudain, il devina : c'était un de ces pauvres jeunes gens qui se laissent puérilement séduire par les prostituées japonaises de Tchapeï. Elles ont un culte pour les renards. Ce client achetait ceux-ci pour quelque serveuse ou fausse geisha ; s'ils lui étaient si indifférents, c'est qu'il ne les achetait pas pour lui. (Tchen ne cessait d'imaginer l'arrivée de l'auto, la rapidité avec laquelle il devrait ouvrir sa serviette en tirer la bombe, la jeter). Mais les geishas n'aiment pas les objets de fouilles... Peut-être font-elles exception lorsqu'il s'agit de petits renards ? Le jeune homme avait acheté aussi un objet de cristal et un de porcelaine...
Ouvertes ou fermées, les boîtes minuscules étaient étalées sur la table. Les deux commis regardaient, accoudés. L'un, très jeune, s'était appuyé sur la serviette de Tchen ; comme il se balançait d'une jambe sur l'autre, il l'attirait hors de la table. La bombe était dans la partie droite, à trois centimètres du bord.
Tchen ne pouvait bouger. Enfin il étendit le bras, ramena la serviette à lui, sans la moindre difficulté. Aucun de ces hommes n'avait senti la mort, ni l'attentat manqué ; rien, une serviette qu'un commis balance et que son propriétaire rapproche de lui... Et soudain, tout sembla extraordinairement facile à Tchen. Les choses, les actes même n'existaient pas ; tous étaient des songes qui nous étreignent parce que nous leur en donnons la force, mais que nous pouvons aussi bien nier... À cet instant il entendit la trompe d'une auto : Chang-Kaï-Shek.
Il prit sa serviette comme une arme, paya, jeta les deux petits paquets dans sa poche, sortit.
Le marchand le suivait, la boucle de ceinture qu'il avait refusé d'acheter à la main :
- Ce sont là des pièces de jade qu'aiment tout particulièrement les dames japonaises.
Cet imbécile allait-il foutre le camp !
- Je reviendrai.
Quel marchand ne connaît la formule ? L'auto approchait beaucoup plus vite qu'à l'ordinaire, sembla-t-il à Tchen, précédé de la Ford de la garde.
- Allez-vous-en !