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- Non.

- Sait-on quand les nôtres seront à Tcheng-Tchéou {1} ?

- Je n'ai pas encore les nouvelles de minuit. Le délégué du Syndicat pense que ce sera cette nuit ou demain...

L'insurrection commencerait donc le lendemain ou le surlendemain. Il fallait attendre les ordres du Comité Central. Kyo avait soif. Ils sortirent.

Ils n'étaient plus éloignés de l'endroit où ils devaient se séparer. Une nouvelle sirène de navire appela trois fois, par saccades, puis une fois encore, longuement. Il semblait que son cri s'épanouît dans cette nuit saturée d'eau ; il retomba enfin, comme une fusée. « Commenceraient-ils à s'inquiéter, sur le Shan-Tung ? » Absurde. Le capitaine n'attendait ses clients qu'à huit heures. Ils reprirent leur marche, prisonniers de ce bateau ancré là-bas dans l'eau verdâtre et froide avec ses caisses de pistolets. Il ne pleuvait plus.

- Pourvu que je trouve mon type, dit Kyo. Je serais tout de même plus tranquille si le Shan-Tung changeait d'ancrage.

Leurs routes n'étaient plus les mêmes ; ils prirent rendez-vous, se séparèrent. Katow allait chercher les hommes.

Kyo atteignit enfin la porte à grilles des concessions. Deux tirailleurs annamites et un sergent de la coloniale vinrent examiner ses papiers : il avait son passeport français. Pour tenter le poste, un marchand chinois avait accroché des petits pâtés aux pointes des barbelés. (« Bon système pour empoisonner un poste, éventuellement », pensa Kyo.)

Le sergent rendit le passeport. Kyo trouva bientôt un taxi et donna l'adresse du Black Cat.

L'auto, que le chauffeur conduisait à toute vitesse, rencontra quelques patrouilles de volontaires européens. « Les troupes de huit nations veillent ici », disaient les journaux. Peu importait : il n'entrait pas dans les intentions du Kuomintang d'attaquer les concessions. Boulevards déserts, ombres de petits marchands, leur boutique en forme de balance sur l'épaule... L'auto s'arrêta à l'entrée d'un jardin exigu, éclairé par l'enseigne lumineuse du Black Cat. En passant devant le vestiaire, Kyo regarda l'heure : deux heures du matin. « Heureusement que tous les costumes sont admis ici. » Sous son veston de sport d'étoffe rugueuse, gris foncé, il portait un pull-over.

Le jazz était à bout de nerfs. Depuis cinq heures, il maintenait, non la gaieté, mais une ivresse sauvage à quoi chaque couple s'accrochait anxieusement. D'un coup il s'arrêta, et la foule se décomposa : au fond les clients, sur les côtés les danseuses professionnelles : Chinoises dans leur fourreau de soie brochée, Russes et métisses ; un ticket par danse, ou par conversation. Un vieillard à aspect de clergyman ahuri restait au milieu de la piste, esquissant du coude des gestes de canard. À cinquante-deux ans il avait pour la première fois découché et, terrorisé par sa femme, n'avait plus osé rentrer chez lui. Depuis huit mois il passait ses nuits dans les boîtes, ignorait le blanchissage et changeait de linge chez les chemisiers chinois, entre deux paravents. Négociants en instance de ruine, danseuses et prostituées, ceux qui se savaient menacés - presque tous - maintenaient leur regard sur ce fantôme, comme si, seul, il les eût retenus au bord du néant. Ils iraient se coucher, assommés, à l'aube - lorsque la promenade du bourreau recommencerait dans la cité chinoise... À cette heure, il n'y avait que les têtes coupées dans les cages noires, avec leurs cheveux qui ruisselaient de pluie.

- En talapoins, chère amie ! On les habillera en ta-la-poins !

La voix bouffonnante, inspirée de Polichinelle, semblait venir d'une colonne. Nasillarde mais amère, elle n'évoquait pas mal l'esprit du lieu, isolée dans un silence plein du cliquetis des verres au-dessus du clergyman ahuri : l'homme que Kyo cherchait était présent.

Il le découvrit, dès qu'il eut contourné la colonne au fond de la salle où, sur quelques rangs de profondeur, étaient disposées les tables que n'occupaient pas les danseuses. Au-dessus d'un pêle-mêle de dos et de gorges dans un tas de chiffons soyeux, un Polichinelle maigre et sans bosse, mais qui ressemblait à sa voix, tenait un discours bouffon à une Russe et à une métisse philippine assises à sa table. Debout, les coudes au corps, gesticulant des mains, il parlait avec tous les muscles de son visage en coupe-vent, gêné par le carré de soie noire, style Pied-Nickelé, qui protégeait son œil droit meurtri sans doute. De quelque façon qu'il fût habillé - il portait un smoking, ce soir - le baron de Clappique avait l'air déguisé. Kyo était décidé à ne pas l'aborder là, à attendre qu'il sortît :

- Parfaitement, chère amie, parfaitement ! Chang-Kaï-Shek entrera ici avec ses révolutionnaires et criera - en style classique, vous dis-je, clas-sique ! ainsi que lorsqu'il prend des villes : « Qu'on m'habille en talapoins ces négociants, en léopards ces militaires (comme lorsqu'ils s'asseyent sur des bancs fraîchement peints) ! Semblables au dernier prince de la dynastie Leang, parfaitement mon bon, montons sur les jonques impériales, contemplons nos sujets vêtus, pour nous distraire, chacun de la couleur de sa profession, bleu, rouge, vert, avec des nattes et des pompons ; pas un mot chère amie, pas un mot vous dis-je !

Et confidentiel :

« La seule musique permise sera celle du chapeau chinois.

- Et vous, que ferez-vous là-dedans ?

Plaintif, sanglotant :

- Comment, chère amie, vous ne le devinez pas ? Je serai astrologue de la cour, je mourrai en allant cueillir la lune dans un étang, un soir que je serai saoul - ce soir ?

Scientifique :

« ... comme le poète Thou-Fou, dont les œuvres enchantent certainement - pas un mot, j'en suis sûr ! - vos journées inoccupées. De plus...

La sirène d'un navire de guerre emplit la salle. Aussitôt un coup de cymbales furieux s'y mêla, et la danse recommença. Le baron s'était assis. À travers les tables et les couples, Kyo gagna une table libre, un peu en arrière de la sienne. La musique avait couvert tous les bruits ; mais maintenant qu'il s'était rapproché de Clappique, il entendait sa voix de nouveau. Le baron pelotait la Philippine, mais il continuait de parler au visage mince, tout en yeux, de la Russe :

- ... le malheur, chère amie, c'est qu'il n'y a plus de fantaisie. De temps en temps,

l'index pointé :

« ... un ministre européen envoie à sa femme un pp'etit colis postal, elle l'ouvre - pas un mot...

l'index sur la bouche :

« ... c'est la tête de son amant.

Éploré :

« On en parle encore trois ans après !

« Lamentable, chère amie, lamentable ! Regardez-moi. Vous voyez ma tête ? Voilà où mènent vingt ans de fantaisie héréditaire. Ça ressemble à la syphilis. - Pas un mot !

Plein d'autorité :

« Garçon ! du champagne pour ces deux dames, et pour moi...

de nouveau confidentiel :

« ...un pp'etit Martini.

Sévère :

« trrès sec. »

(En mettant tout au pire, avec cette police, j'ai une heure devant moi, pensa Kyo. Tout de même, ça va-t-il durer longtemps ?)

La Philippine riait, ou faisait semblant. La Russe, de tous ses yeux, cherchait à comprendre. Clappique gesticulait toujours, l'index vivant, raide dans l'autorité, appelant l'attention dans la confidence. Mais Kyo l'écoutait à peine ; la chaleur l'engourdissait, et, avec elle, une préoccupation qui cette nuit avait rôdé sous sa marche s'épanouissait en une confuse fatigue ; ce disque, sa voix qu'il n'avait pas reconnue, tout à l'heure chez Hemmelrich. Il y songeait avec la même inquiétude complexe qu'il avait regardé, enfant, ses amygdales que le chirurgien venait de couper. Mais impossible de suivre sa pensée.