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- ...bref, glapissait le baron clignant sa paupière découverte et se tournant vers la Russe, il avait un château en Hongrie du Nord.

- Vous êtes hongrois ?

- Point. Je suis français. (Je m'en fous d'ailleurs, chère amie, é-per-dument !) Mais ma mère était hongroise.

« Donc, mon pp'etit grand-père habitait un château par là, avec de grandes salles - trrès grandes - des confrères morts dessous, des sapins autour ; beaucoup de ssapins. Veuf. Il vivait seul avec un gi-gan-tes-que cor de chasse pendu à la cheminée. Passe un cirque. Avec une écuyère. Jolie...

Doctoral :

« Je dis : jo-lie.

Clignant à nouveau :

« ...Il l'enlève - pas difficile. La mène dans une des grandes chambres...

Commandant l'attention, la main levée :

« Pas un mot !.. Elle vit là. Continue. S'ennuie. Toi aussi ma petite - il chatouilla la Philippine - mais patience... - Il ne rigolait pas non plus, d'ailleurs : il passait la moitié de l'après-midi à se faire faire les ongles des mains et des pieds par son barbier (il avait encore un barbier attaché au château), pendant que son secrétaire, fils de serf crasseux, lui lisait - lui relisait - à haute voix, l'histoire de la famille. Charmante occupation, chère amie, vie parfaite ! D'ailleurs, il était généralement saoul - Elle...

- Elle est devenue amoureuse du secrétaire ? demanda la Russe.

- Magnifique, cette petite, ma-gni-fi-que ! Chère amie, vous êtes magnifique. Perspicacité rre-mar-qua-ble !

Il lui embrassa la main.

« ... mais elle coucha avec le pédicure, n'estimant point autant que vous les choses de l'esprit. S'aperçut alors que le pp'etit grand-père la battait. Pas un mot, inutile : les voilà partis.

« Le plaqué, tout méchant, parcourt ses vastes salles (toujours avec les confrères dessous), se déclare bafoué par les deux turlupins qui s'en démettaient les reins au chef-lieu, dans une auberge à la Gogol, avec un pot à eau ébréché et des berlines dans la cour. Il décroche le gi-gan-tes-que cor de chasse, ne parvient pas à souffler dedans et envoie l'intendant battre le rappel de ses paysans. (Il avait encore des droits, dans ce temps-là). Il les arme : cinq fusils de chasse, deux pistolets. Mais, chère amie, ils étaient trop !

« Alors on déménage le château : voilà mes croquants en marche - imaginez, i-ma-gi-nez, vous dis-je ! - armés de fleurets, d'arquebuses, de machines à rouet, que sais-je ? de rapières et de colichemardes, grand-père en tête, vers le chef-lieu : la vengeance poursuivant le crime. On les annonce. Arrive le garde champêtre, avecque des gendarmes. Tableau ma-gni-fi-que !

- Et donc ?

- Rien. On leur a pris leurs armes. Le grand-père est quand même venu à la ville, mais les coupables avaient quitté en vitesse l'auberge Gogol, dans l'une des berlines poussiéreuses. Il a remplacé l'écuyère par une paysanne, le pédicure par un autre, et s'est saoulé avec le secrétaire. De temps en temps, il travaillait à un de ses pp'etits testaments...

- À qui a-t-il laissé l'argent ?

- Question sans intérêt, chère amie. Mais, quand il est mort,

les yeux écarquillés :

« ... on a tout su, tout ce qu'il mijotait comme ça, en se faisant gratter les pieds et lire les chroniques, ivre-noble ! On lui a obéi : on l'a enterré sous la chapelle, dans un immense caveau, debout sur son cheval tué, comme Attila...

Le chahut du jazz cessa. Clappique continua, beaucoup moins Polichinelle, comme si sa pitrerie eût été adoucie par le silence :

« Quand Attila est mort, on l'a dressé sur son cheval cabré, au-dessus du Danube ; le soleil couchant a fait une telle ombre à travers la plaine que les cavaliers ont foutu le camp comme de la poussière, épouvantés...

Il rêvassait, pris par ses rêves, l'alcool et le calme soudain. Kyo savait quelles propositions il devait lui faire, mais il le connaissait mal, si son père le connaissait bien ; et plus mal encore dans ce rôle. Il l'écoutait avec impatience (dès qu'une table, devant le baron, se trouverait libre, il s'y installerait et lui ferait signe de sortir ; il ne voulait ni l'aborder, ni l'appeler ostensiblement) mais non sans curiosité. C'était la Russe qui parlait maintenant, d'une voix lente, éraillée - ivre peut-être d'insomnie :

- Mon arrière-grand-père avait aussi de belles terres... Nous sommes parties à cause des communistes, n'est-ce pas ? Pour ne pas être avec tout le monde, pour être respectées ; ici nous sommes deux par table, quatre par chambre ! Quatre par chambre... Et il faut payer le loyer. Respectées... Si seulement l'alcool ne me rendait pas malade !..

Clappique regarda son verre : elle avait à peine bu. La Philippine, par contre... Tranquille, elle se chauffait comme un chat à la chaleur de la demi-ivresse. Inutile d'en tenir compte. Il se retourna vers la Russe :

- Vous n'avez pas d'argent ?

Elle haussa les épaules. Il appela le garçon, paya avec un billet de cent dollars. La monnaie apportée, il prit dix dollars, donna le reste à la femme. Elle le regarda avec une précision lasse :

- Bien.

Elle se levait.

- Non, dit-il.

Il avait un air pitoyable de bon chien.

- Non. Ce soir, ça vous ennuierait.

Il lui tenait la main. Elle le regarda encore :

- Merci.

Elle hésita :

- Quand même... Si ça vous fait plaisir...

- Ça me fera plus de plaisir un jour que je n'aurai pas d'argent...

Polichinelle reparut :

- Ça ne tardera pas...

Il lui réunit les mains, les embrassa plusieurs fois...

Kyo, qui avait déjà payé, le rejoignit dans le couloir vide :

- Sortons ensemble, voulez-vous ?

Clappique le regarda, le reconnut :

- Vous ici ? C't'inouï ! Mais...

Ce bêlement fut arrêté par la levée de son index :

- Vous vous débauchez, jeunom !

- Ça va !..

Ils sortaient déjà. Bien que la pluie eût cessé, l'eau était aussi présente que l'air. Ils firent quelques pas sur le sable du jardin.

- Il y a dans le port, dit Kyo, un vapeur chargé d'armes...

Clappique s'était arrêté. Kyo, ayant fait un pas de plus, dut se retourner : le visage du baron était à peine visible, mais le grand chat lumineux, enseigne du Black Cat, l'entourait comme une auréole :

- Le Shang-Tung, dit-il.

L'obscurité, et sa position - à contre-lumière - lui permettaient de ne rien exprimer ; et il n'ajoutait rien.

- Il y a une proposition, reprit Kyo, à 3o dollars par revolver, du gouvernement. Il n'y a pas encore de réponse. Moi, j'ai acheteur à 35 dollars, plus 3 de commission pour vous. Livraison immédiate, dans le port. Où le capitaine voudra, mais dans le port. Qu'il quitte son ancrage tout de suite. On prendra livraison cette nuit, avec l'argent. D'accord avec son délégué : voici le contrat.

Il lui tendit le papier, alluma son briquet en le protégeant de la main.

« Il veut gratter l'autre acheteur, pensait Clappique en regardant le contrat... pièces détachées... - et toucher 5 dollars par arme. C'est clair. Je m'en fous : il y en a 3 pour moi. »

- Ça va, dit-il à voix haute. Vous me laissez le contrat, bien entendu ?

- Oui. Vous connaissez le capitaine ?

- Mon bon, il y en a que je connais mieux, mais enfin je le connais.

- Il pourrait se méfier (plus encore, d'ailleurs, en aval où il est). Le gouvernement peut faire saisir les armes au lieu de payer, non ?

- Point !

Encore Polichinelle. Mais Kyo attendait la suite : de quoi le capitaine disposait-il, pour empêcher les siens (et non ceux du gouvernement) de s'emparer des armes ? Clappique continua d'une voix plus sourde :