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Il tenait maintenant le cyanure dans sa main. Il s'était souvent demandé s'il mourrait facilement. Il savait que, s'il décidait de se tuer, il se tuerait ; mais, connaissant la sauvage indifférence avec quoi la vie nous démasque à nous-mêmes, il n'avait pas été sans inquiétude sur l'instant où la mort écraserait sa pensée de toute sa pesée sans retour.

Non, mourir pouvait être un acte exalté, la suprême expression d'une vie à quoi cette mort ressemblait tant ; et c'était échapper à ces deux soldats qui s'approchaient en hésitant. Il écrasa le poison entre ses dents comme il eût commandé, entendit encore Katow l'interroger avec angoisse et le toucher, et, au moment où il voulait se raccrocher à lui, suffoquant, il sentit toutes ses forces le dépasser, écartelées au delà de lui-même contre une toute puissante convulsion.

Les soldats venaient chercher dans la foule deux prisonniers qui ne pouvaient se lever. Sans doute, d'être brûlé vif donnait-il droit à des honneurs spéciaux, quoique limités : transportés sur un seul brancard, l'un sur l'autre ou presque, ils furent déversés à la gauche de Katow ; Kyo mort était couché à sa droite. Dans l'espace vide qui les séparait de ceux qui n'étaient condamnés qu'à mort, les soldats s'accroupirent auprès de leur fanal. Peu à peu têtes et regards retombèrent dans la nuit, ne revinrent plus que rarement à cette lumière qui au fond de la salle marquait la place des condamnés.

Katow, depuis la mort de Kyo, - qui avait haleté une minute au moins - se sentait rejeté à une solitude d'autant plus forte et douloureuse qu'il était entouré des siens. Le Chinois qu'il avait fallu emporter pour le tuer, secoué par la crise de nerfs, l'obsédait. Et pourtant il trouvait dans cet abandon total la sensation du repos, comme si, depuis des années, il eût attendu cela ; repos rencontré, retrouvé, aux pires instants de sa vie. Où avait-il lu : « Ce n'étaient pas les découvertes, mais les souffrances des explorateurs que j'enviais, qui m'attiraient... » Comme pour répondre à sa pensée, pour la troisième fois le sifflet lointain parvint jusqu'à la salle. Ses deux voisins de gauche sursautèrent. Des Chinois très jeunes : l'un était Souen, qu'il ne connaissait que pour avoir combattu avec lui à la Permanence ; le second, inconnu. (Ce n'était pas Peï). Pourquoi n'étaient-ils pas avec les autres ?

- Organisation de groupes de combat ? demanda-t-il.

- Attentat contre Chang-Kaï-Shek, répondit Souen.

- Avec Tchen ?

- Non. Il a voulu lancer sa bombe tout seul. Chang n'était pas dans la voiture. Moi, j'attendais l'auto beaucoup plus loin. J'ai été pris avec la bombe.

La voix qui lui répondait était si étranglée que Katow regarda attentivement les deux visages : les jeunes gens pleuraient, sans un sanglot. « Y a pas grand-chose à faire avec la parole », pensa Katow. Souen voulut bouger l'épaule et grimaça de douleur - il était blessé aussi au bras.

- Brûlé, dit-il. Être brûlé vif. Les yeux aussi, les yeux, tu comprends...

Son camarade sanglotait maintenant.

- On peut l'être par accident, dit Katow.

Il semblait qu'ils parlassent, non l'un à l'autre, mais à quelque troisième personne invisible.

- Ce n'est pas la même chose.

- Non : c'est moins bien.

- Les yeux aussi, répétait Souen d'une voix plus basse, les yeux aussi... Chacun des doigts, et le ventre, le ventre...

- Tais-toi ! dit l'autre d'une voix de sourd.

Il eût voulu crier mais ne pouvait plus. Il crispa ses mains tout près des blessures de Souen, dont les muscles se contractèrent.

« La dignité humaine », murmura Katow, qui pensait à l'entrevue de Kyo avec König. Aucun des condamnés ne parlait plus. Au delà du fanal, dans l'ombre maintenant complète, toujours la rumeur des blessures... Il se rapprocha encore de Souen et de son compagnon. L'un des gardes contait aux autres une histoire : têtes réunies, ils se trouvèrent entre le fanal et les condamnés : ceux-ci ne se voyaient même plus. Malgré la rumeur, malgré tous ces hommes qui avaient combattu comme lui, Katow était seul, seul entre le corps de son ami mort et ses deux compagnons épouvantés, seul entre ce mur et ce sifflet perdu dans la nuit. Mais un homme pouvait être plus fort que cette solitude et même, peut-être, que ce sifflet atroce : la peur luttait en lui contre la plus terrible tentation de sa vie. Il ouvrit à son tour la boucle de sa ceinture. Enfin :

- Hé là, dit-il à voix très basse. Souen, pose ta main sur ma poitrine, et prends dès que je la toucherai : je vais vous donner mon cyanure. Il n'y en a 'bsolument que pour deux.

Il avait renoncé à tout, sauf à dire qu'il n'y en avait que pour deux. Couché sur le côté, il brisa le cyanure en deux. Les gardes masquaient la lumière, qui les entourait d'une auréole trouble ; mais n'allaient-ils pas bouger ? Impossible de voir quoi que ce fût ; ce don de plus que sa vie, Katow le faisait à cette main chaude qui reposait sur lui, pas même à des corps, pas même à des voix. Elle se crispa comme un animal, se sépara de lui aussitôt. Il attendit, tout le corps tendu. Et soudain, il entendit l'une des deux voix :

- C'est perdu. Tombé.

Voix à peine altérée par l'angoisse, comme si une telle catastrophe n'eût pas été possible, comme si tout eût dû s'arranger. Pour Katow aussi, c'était impossible. Une colère sans limites montait en lui mais retombait, combattue par cette impossibilité. Et pourtant ! Avoir donné cela pour que cet idiot le perdît !

- Quand ? demanda-t-il.

- Avant mon corps. Pas pu tenir quand Souen l'a passé : je suis aussi blessé à la main.

- Il a fait tomber les deux, dit Souen.

Sans doute cherchaient-ils entre eux. Ils cherchèrent ensuite entre Katow et Souen, sur qui l'autre était probablement presque couché, car Katow, sans rien voir, sentait près de lui la masse de deux corps. Il cherchait lui aussi, s'efforçant de vaincre sa nervosité, de poser sa main à plat, de dix centimètres en dix centimètres, partout où il pouvait atteindre. Leurs mains frôlaient la sienne. Et tout à coup une des deux la prit, la serra, la conserva.

- Même si nous ne trouvons rien... dit une des voix.

Katow, lui aussi, serrait la main, à la limite des larmes, pris par cette pauvre fraternité sans visage, presque sans vraie voix (tous les chuchotements se ressemblent) qui lui était donnée dans cette obscurité contre le plus grand don qu'il eût jamais fait, et qui était peut-être fait en vain. Bien que Souen continuât à chercher, les deux mains restaient unies. L'étreinte devint soudain crispation :