Выбрать главу

Les représentants se regardaient avec consternation : les dépôts seraient remboursés. Ferral comprenait maintenant ce qu'avait voulu le ministre : donner satisfaction à son frère sans s'engager ; faire rembourser les dépôts ; faire payer les Établissements, mais le moins possible ; pouvoir rédiger un communiqué satisfaisant. Le marchandage continuait. Le Consortium serait détruit ; mais peu importait au ministre son anéantissement si les dépôts étaient remboursés. Les Établissements acquéraient la garantie qu'ils avaient demandée (ils perdraient néanmoins, mais peu). Quelques affaires, maintenues, deviendraient des filiales des Établissements ; quant au reste... Tous les événements de Shanghaï allaient se dissoudre là dans un non-sens total. Il eût préféré se sentir dépouillé, voir vivante hors de ses mains son œuvre conquise ou volée. Mais le ministre ne verrait que la peur qu'il avait de la Chambre ; il ne déchirerait pas de jaquette aujourd'hui. À sa place, Ferral eût commencé par se charger d'un Consortium assaini qu'il eût ensuite maintenu à tout prix. Quant aux Établissements, il avait toujours affirmé leur incurable frousse. Il se souvint avec orgueil du mot d'un de ses adversaires : « Ferral veut toujours qu'une banque soit une maison de jeu. »

Le téléphone sonna, tout près. L'un des attachés entra :

- Monsieur le Ministre, Monsieur le Président du Conseil.

- Dites que les choses s'arrangent très bien... Non, j'y vais.

Il sortit, revint un instant après, interrogea du regard le délégué de la principale banque d'affaires française, la seule qui fût représentée là. Moustaches droites, parallèles à son binocle, calvitie, fatigue. Il n'avait pas encore dit un mot.

- Le maintien du Consortium ne nous intéresse en aucune façon, dit-il lentement. La participation à la construction des Chemins de fer est assurée à la France par les traités. Si le Consortium tombe, une autre affaire se formera ou se développera, et prendra sa succession...

- Et cette nouvelle société, dit Ferral, au lieu d'avoir industrialisé l'Indochine, distribuera des dividendes. Mais, comme elle n'aura rien fait pour Chang-Kaï-Shek, elle se trouvera dans la situation ou vous seriez aujourd'hui si vous n'aviez jamais rien fait pour l'État ; et les traités seront tournés par une quelconque société américaine ou britannique à paravent français, de toute évidence. À qui vous prêterez, d'ailleurs, l'argent que vous me refusez. Nous avons créé le Consortium parce que les banques françaises d'Asie faisaient une telle politique de garanties qu'elles auraient fini par prêter aux Anglais pour ne pas prêter aux Chinois. Nous avons suivi une politique du risque, c'est...

- Je n'osais pas le dire.

- ... clair. Il est normal que nous en recueillions les conséquences. L'épargne sera protégée (il sourit d'un seul côté de la bouche) jusqu'à cinquante-huit milliards de perte, et non cinquante-huit milliards et quelques centaines de millions. Voyons donc ensemble, messieurs, si vous le voulez bien, comment le Consortium cessera d'exister.

Kobé.

Dans toute la lumière du printemps, May, trop pauvre pour louer une voiture, montait vers la maison de Kama. Si les bagages de Gisors étaient lourds, il faudrait emprunter quelque argent au vieux peintre pour rejoindre le bateau. En quittant Shanghaï, Gisors lui avait dit qu'il se réfugiait chez Kama ; en arrivant, il lui avait envoyé son adresse. Depuis, rien. Pas même lorsqu'elle lui avait fait savoir qu'il était nommé professeur à l'institut Sun-Yat-Sen de Moscou. Crainte de la police japonaise ?

Elle lisait en marchant une lettre de Peï qui lui avait été remise à l'arrivée du bateau à Kobé, lorsqu'elle avait fait viser son passeport. Elle avait pu donner asile au jeune disciple de Tchen, après la mort de celui-ci, dans la villa où elle s'était réfugiée.

« ... J'ai vu hier Hemmelrich, qui pense à vous. Il est monteur à l'usine d'électricité. Il m'a dit : « C'est la première fois de ma vie que je travaille en sachant pourquoi, et non en attendant patiemment de crever... » Dites à Gisons que nous l'attendons. Depuis que je suis ici, je pense au cours où il disait : « Une civilisation se transforme, lorsque son élément le plus douloureux - l'humiliation chez l'esclave, le travail chez l'ouvrier moderne - devient tout à coup une valeur, lorsqu'il ne s'agit plus d'échapper à cette humiliation, mais d'en attendre son salut, d'échapper à ce travail, mais d'y trouver sa raison d'être. Il faut que l'usine, qui n'est encore qu'une espèce d'église des catacombes, devienne ce que fut la cathédrale et que les hommes y voient, au lieu des dieux, la force humaine en lutte contre la Terre... »

Oui : sans doute les hommes ne valaient-ils que par ce qu'ils avaient transformé. La Révolution venait de passer par une terrible maladie, mais elle n'était pas morte. Et c'était Kyo et les siens, vivants ou non, vaincus ou non, qui l'avaient mise au monde.

Je vais repartir en Chine comme agitateur. Rien n'est fini là-bas. Petit-être nous y retrouverons-nous ensemble ; on me dit que votre demande est acceptée...

Pas un mot de Tchen.

Elle était loin de juger ce qu'il écrivait sans importance ; mais que tout cela lui semblait intellectuel, - comme lui avait semblé ravagé de l'intellectualité fanatique de l'adolescence tout ce qu'il lui avait rapporté de Tchen ! Un morceau de journal découpé tomba de la lettre pliée ; elle le ramassa :

Le travail doit devenir l'arme principale du combat des classes. Le plan d'industrialisation le plus important du monde est actuellement à l'étude : il s'agit de transformer en cinq ans toute l'U.R.S.S., d'en faire une des premières puissances industrielles d'Europe, puis de rattraper et de dépasser l'Amérique. Cette entreprise gigantesque...

Gisors l'attendait, debout dans l'encadrement de la porte. En kimono. Pas de bagages dans le couloir.

- Avez-vous reçu mes lettres ? demanda-t-elle en entrant dans une pièce nue, nattes et papier, dont les panneaux tirés découvraient la baie tout entière.

- Oui.

- Dépêchons-nous : le bateau repart dans deux heures.

- Je ne partirai pas, May.

Elle le regarda. « Inutile d'interroger, pensa-t-elle ; il s'expliquera. » Mais ce fut lui qui interrogea :

- Qu'allez-vous faire ?

- Essayer de servir dans les sections d'agitatrices. C'est presque arrangé, paraît-il. Je serai à Vladivostok après-demain, et je partirai aussitôt pour Moscou. Si ça ne s'arrange pas, je servirai comme médecin en Sibérie. Mais je suis si lasse de soigner !.. Vivre toujours avec des malades, quand ce n'est pas pour un combat, il y faut une sorte de grâce d'état, et il n'y a plus en moi de grâce d'aucune sorte. Et puis, maintenant, il m'est presque intolérable de voir mourir... Enfin, s'il faut le faire... C'est encore une façon de venger Kyo.

- On ne se venge plus à mon âge...

En effet, quelque chose en lui était changé. Il était lointain, séparé, comme si une partie seulement de lui-même se fût trouvée dans la pièce avec elle. Il s'allongea par terre : il n'y avait pas de sièges. Elle se coucha aussi, à côté d'un plateau à opium.

- Qu'allez-vous faire vous-même ? demanda-t-elle.