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- Vous fumez beaucoup ? répéta-t-elle.

Elle l'avait demandé déjà, mais il ne l'avait pas entendue. Le regard de Gisors revint dans la chambre :

- Croyez-vous que je ne devine pas ce que vous pensez, et croyez-vous que je ne le sache pas mieux que vous ? Croyez-vous même qu'il ne me serait pas facile de vous demander de quel droit vous me jugez ?

Le regard s'arrêta sur elle :

- N'avez-vous aucun désir d'un enfant ?

Elle ne répondit pas : ce désir toujours passionné lui semblait maintenant une trahison. Mais elle contemplait avec épouvante ce visage serein. Il lui revenait en vérité du fond de la mort, étranger comme l'un des cadavres des fosses communes. Dans la répression abattue sur la Chine épuisée, dans l'angoisse ou l'espoir de la foule, l'action de Kyo demeurait incrustée comme les inscriptions des empires primitifs dans les gorges des fleuves. Mais même la vieille Chine que ces quelques hommes avaient jetée sans retour aux ténèbres avec un grondement d'avalanche n'était pas plus effacée du monde que le sens de la vie de Kyo du visage de son père. Il reprit :

- La seule chose que j'aimais m'a été arrachée, n'est-ce pas, et vous voulez que je reste le même. Croyez-vous que mon amour n'ait pas valu le vôtre, à vous dont la vie n'a même pas changé ?

- Comme ne change pas le corps d'un vivant qui devient un mort...

Il lui prit la main :

- Vous connaissez la phrase : « Il faut neuf mois pour faire un homme, et un seul jour pour le tuer. » Nous l'avons su autant qu'on peut le savoir l'un et l'autre... May, écoutez : il ne faut pas neuf mois, il faut soixante ans pour faire un homme, soixante ans de sacrifices, de volonté, de... de tant de choses ! Et quand cet homme est fait, quand il n'y a plus en lui rien de l'enfance, ni de l'adolescence, quand, vraiment, il est un homme, il n'est plus bon qu'à mourir.

Elle le regardait, atterrée ; lui regardait de nouveau les nuages :

- J'ai aimé Kyo comme peu d'hommes aiment leurs enfants, vous savez...

Il tenait toujours sa main : il l'amena à lui, la prit entre les siennes :

- Écoutez-moi : il faut aimer les vivants et non les morts.

- Je ne vais pas là-bas pour aimer.

Il contemplait la baie magnifique, saturée de soleil. Elle avait retiré sa main.

- Sur le chemin de la vengeance, ma petite May, on rencontre la vie...

- Ce n'est pas une raison pour l'appeler.

Elle se leva, lui rendit sa main en signe d'adieu. Mais il lui prit le visage entre les paumes et l'embrassa. Kyo l'avait embrassée ainsi, le dernier jour, exactement ainsi, et jamais depuis des mains n'avaient pris sa tête.

- Je ne pleure plus guère, maintenant, dit-elle, avec un orgueil amer.

{1} La dernière gare avant Shanghai.

{2} En état de besoin (à propos des opiomanes). Littéralement : possédé par une habitude.

{3} Terme Shangaïen : de l'anglais kidnapped, enlevé.

{4} Restriction de la production du caoutchouc dans tout l'Empire britannique (principal producteur du monde) destinée à relever le cours du caoutchouc, tombé alors au-dessous du prix de revient.

{5} Kyo est une abréviation.