– Mais, madame, monsieur de Boiscoran vous jure le secret le plus absolu…
– Le secret de quoi? De vos lâches insultes, de l'abominable intrigue dont ceci n'est sans doute que le prélude!
Maître Folgat pâlit sous l'outrage.
– Ah! prenez garde, madame, fit-il d'une voix sourde, nous avons des preuves flagrantes, irrécusables…
D'un geste impérieux, Mme de Claudieuse l'arrêta et, superbe de douleur, de dédain et de colère:
– Eh bien! s'écria-t-elle, produisez-les, ces preuves! Allez, faites, agissez, parlez! nous saurons si la vile calomnie d'un criminel peut entamer l'intacte réputation d'une honnête femme!… Nous verrons si de cette boue où vous vous débattez, une seule éclaboussure jaillira jusqu'à moi!
Et jetant aux pieds du jeune avocat la lettre de Jacques, elle gagna la porte.
– Madame, dit encore maître Folgat, madame!
Elle ne daigna même pas tourner la tête, et elle disparut, le laissant seul au milieu du salon, si écrasé de stupeur qu'il en perdait jusqu'à la faculté de réfléchir.
Heureusement, le docteur Seignebos revenait.
– Par ma foi, commença-t-il, je ne me serais jamais imaginé que madame de Claudieuse prendrait si bien ma trahison… C'est exactement comme à l'ordinaire qu'elle vient, en vous quittant, de me demander comment j'ai trouvé son mari, ce matin, et ce qu'il y a à faire. Je lui ai répondu…
Mais le reste de sa phrase s'étouffa dans sa gorge; il s'apercevait enfin de l'attitude de maître Folgat.
– Ah çà! qu'avez-vous? interrogea-t-il.
Le jeune avocat le regardait de l'air d'un homme pris de vertige.
– J'ai, répondit-il, que je me demande si je veille ou si je rêve! J'ai que, si cette femme est coupable, son audace passe toute croyance.
– Comment, si… En êtes-vous à douter de sa culpabilité?
Tout en maître Folgat trahissait le plus affreux découragement.
– Eh! le sais-je moi-même, dit-il, ne voyez-vous pas que je n'ai plus ma tête à moi, que je ne sais plus qu'imaginer ni que croire?
– Oh!…
– C'est ainsi! Et cependant, docteur, je ne suis pas un naïf, et depuis cinq ans que je plaide au criminel et que je fouille aux plus bas fonds des couches sociales, j'ai découvert d'étranges choses, rencontré des types inouïs et écouté d'effroyables confidences…
Le docteur, à son tour, était abasourdi, jusqu'à ce point d'oublier de tracasser ses lunettes d'or.
– Que vous a donc dit madame de Claudieuse? demanda-t-il.
– Je vous le répéterais, répondit maître Folgat, que vous n'en seriez pas plus avancé. Il vous eût fallu être là, et la voir, et l'entendre!… Quelle femme!… Pas un des muscles de son visage ne tressaillait, son œil restait limpide et clair, nulle émotion n'altérait le timbre de sa voix. Et de quel air elle me défiait!… Mais tenez, docteur, je vous en prie, sortons…
Ils sortirent, en effet, et déjà ils étaient au tiers de la longue allée du jardin, lorsqu'ils aperçurent s'avançant vers eux l'aînée des filles de la comtesse de Claudieuse, rentrant, avec sa bonne, de la promenade.
M. Seignebos s'arrêta, et serrant le bras du jeune avocat et se penchant à son oreille:
– Attention! fit-il. La vérité se trouve dans la bouche des enfants, n'est-ce pas?
– Qu'espérez-vous? murmura maître Folgat.
– Éclaircir un point douteux… Silence, et laissez-moi faire.
Déjà la petite fille arrivait à eux. C'était une gracieuse enfant de huit à neuf ans, blonde, avec de beaux yeux bleus, grande pour son âge, et qui avait presque toute l'intelligence d'une jeune fille, sans en avoir les timidités.
– Bonjour, ma petite Marthe, lui dit le docteur de sa plus douce voix, qui était fort douce quand il voulait.
– Bonjour, messieurs, répondit-elle avec une jolie révérence.
Se penchant vers elle, M. Seignebos mit un bon baiser sur ses joues roses, puis la regardant:
– Mais tu as l'air toute triste, Marthe, ajouta-t-il.
– C'est que papa et ma petite sœur sont bien malades, monsieur, dit-elle avec un gros soupir.
– Et aussi parce que tu regrettes le Valpinson…
– Oh, oui!
– C'est cependant bien joli, ici, et tu as pour jouer un grand jardin.
Elle secoua la tête, et baissant la voix:
– C'est vrai que c'est joli, dit-elle, seulement… j'y ai peur.
– Et de quoi, ma mignonne?
Elle montra les statues, et toute frissonnante:
– Le soir, répondit-elle, à la brune, il me semble toujours qu'elles remuent, et je crois voir des personnes qui se cachent derrière les arbres, comme l'homme qui a voulu tuer papa…
– Il faut chasser ces vilaines idées, mademoiselle, interrompit maître Folgat.
Mais M. Seignebos ne le laissa pas poursuivre:
– Comment, Marthe, tu es si peureuse que cela! Je te croyais, au contraire, très brave… Ton papa m'avait affirmé que, la nuit de l'incendie du Valpinson, tu n'avais pas été effrayée du tout.
– Papa a dit la vérité.
– Et cependant, quand tu as été réveillée par les flammes, ce devait être terrible…
– Oh! ce n'est pas les flammes qui m'ont réveillée, docteur.
– Pourtant, quand le feu a éclaté…
– Je ne dormais pas plus qu'en ce moment, docteur, parce que j'avais été réveillée par le bruit de la porte que maman avait fermée très fort en rentrant.
Un même pressentiment terrible fit tressaillir le médecin et l'avocat.
– Tu dois te tromper, Marthe, reprit le docteur, ta maman n'était pas rentrée, au moment de l'incendie…
– Pardonnez-moi, monsieur…
– Non, tu te trompes…
La fillette se redressa, et de cette mine grave que prennent les enfants lorsqu'ils voient qu'on doute de leur parole:
– Je suis sûre de ce que je dis, insista-t-elle, et je me souviens très bien de tout. On m'avait couchée à l'heure ordinaire, et comme j'étais très lasse d'avoir joué, je m'étais endormie tout de suite… Pendant que je dormais, maman est sortie, mais en rentrant, elle m'a réveillée. Sitôt rentrée, elle est allée se pencher sur le lit de ma petite sœur, et elle l'a regardée un bon moment d'un air si triste que j'ai eu envie de pleurer. Après cela, elle est allée s'asseoir près de la fenêtre, et de mon lit, n'osant lui parler, je voyais de grosses larmes rouler le long de ses joues, quand un coup de fusil a retenti au-dehors…
C'est un regard d'angoisse qu'échangeaient maître Folgat et M. Seignebos.
– Ainsi, ma mignonne, insista le médecin, tu es bien certaine que ta maman était dans votre chambre, quand on a tiré un premier coup de fusil?
– Certainement, docteur. Et même, en l'entendant, maman s'est dressée toute droite, la tête penchée, comme quelqu'un qui écoute. Presque aussitôt, le second coup a retenti, maman a levé les bras en l'air, en s'écriant: «Ô mon Dieu!…», et tout de suite elle est sortie en courant.