«Goudar!» faillit s'écrier maître Folgat.
C'était Goudar, en effet, mais en quel état! Les vêtements déchirés et tachés de boue, pâle, l'œil hagard, la barbe et les lèvres souillées d'une écume blanchâtre.
– Voilà l'histoire, major, prononça le gendarme. Ce particulier jouait du violon dans la cour de la caserne, et nous étions plusieurs aux fenêtres quand, tout à coup, nous l'avons vu tomber par terre et se rouler, et se tordre, et se débattre en hurlant et en écumant comme un loup enragé. Nous l'avons ramassé, soigné, et je vous l'amène pour savoir…
– Laissez-nous seuls avec lui, ordonna le médecin.
Le gendarme sortit, et la porte fermée:
– Quel métier! s'écria Goudar d'un accent d'invincible dégoût. Regardez-moi un peu!… Quelle honte si ma femme me voyait ainsi. Pouah!
Et sortant un mouchoir de sa poche, il s'essuyait le visage et retirait de sa bouche un petit morceau de savon.
– L'important, dit le docteur, c'est que vous avez si bien joué votre rôle d'épileptique que les gendarmes y ont été pris.
– Belle malice, en vérité, et bien honorable surtout!
– Malice excellente, puisque, grâce à elle, avant une heure vous serez à l'hôpital. On vous placera dans le quartier de Cocoleu, et je vous verrai tous les matins… À vous d'agir…
– Soyez tranquille, répondit l'homme de la préfecture, j'ai mon idée. (Puis se tournant vers maître Folgat): Me voilà prisonnier, ajouta-t-il, mais mes précautions sont prises. C'est à vous que l'agent que j'ai envoyé en Angleterre fera parvenir ses renseignements. J'ai, de plus, un service à vous demander: j'ai écrit à ma femme de vous adresser mes lettres; vous me les ferez parvenir par le docteur… Sur quoi, me voilà prêt à devenir le compagnon de Cocoleu et bien résolu à gagner la maison de la rue des Vignes.
M. Seignebos avait signé le billet d'admission. Il rappela le gendarme et, après l'avoir loué de son humanité, il le pria de conduire «ce pauvre diable» à l'hôpital.
Et resté seul avec maître Folgat:
– À présent, cher maître, dit-il, convenons de nos faits. Devons-nous parler du récit de Marthe et des projets de Goudar?… Non, car Galpin-Daveline veille, et il suffirait d'un soupçon arrivant jusqu'à l'accusation pour tout faire échouer. Donc, bornez-vous à rapporter à Jacques votre entrevue avec madame de Claudieuse, et sur tout le reste, silence!
26
Comme presque tous les gens très fins, le docteur Seignebos avait cette faiblesse d'attribuer aux autres une partie de sa clairvoyance.
M. Galpin-Daveline veillait assurément, mais non pas avec l'âpre attention qu'on eût dû attendre d'un tel ambitieux. Avisé le premier de la décision de la chambre des mises en accusation, il se sentit délivré des angoisses qui le torturaient. Il respira. De remords, il n'en eut pas l'ombre. Il n'eut pas un regret… Il ne songea pas que ce prévenu que la chambre renvoyait devant la cour d'assises avait été son ami autrefois, et un ami dont il était fier, dont l'hospitalité l'enchantait, dont il avait sollicité l'alliance… Non! Ce qu'il se dit, c'est qu'ayant hasardé une partie scabreuse, dont son avenir était l'enjeu, il venait de la gagner haut la main.
Évidemment, sa responsabilité était loin d'être dégagée, mais son rôle de magistrat instructeur était terminé. Il n'avait pas à paraître aux débats. Quoi qu'il advînt, il échappait, pensait-il, à la réprobation qui l'eût frappé si son enquête eût abouti à une ordonnance de non-lieu.
Il ne se dissimulait pas que jamais il ne serait vu d'un bon œil à Sauveterre, que ses relations y resteraient pénibles, que jamais volontiers une main ne serrerait la sienne! Il s'en inquiétait peu. Sauveterre, une misérable sous-préfecture de cinq mille âmes! Il espérait bien n'y plus moisir longtemps, et qu'un brillant avancement allait récompenser son audace et le délivrer des sottes récriminations… Ailleurs, dans la ville où il serait nommé – une grande ville, supposait-il -, l'éloignement atténuerait et effacerait même ce que sa conduite avait eu d'odieux. Il ne lui resterait du passé que la réputation d'un de ces magistrats étonnants, comme les dépeignent les formulaires, «qui sacrifient tout à l'intérêt sacré de la justice, qui placent l'inflexible devoir bien au-dessus de toutes ces considérations qui troublent et émeuvent le vulgaire, dont l'âme est comme un roc où viennent se briser, impuissantes, toutes les passions humaines». Et avec une telle réputation, son savoir-faire et son envie de parvenir, les occasions ne lui manqueraient plus de se produire, de montrer sa valeur, de se rendre utile, indispensable… Il se voyait escaladant l'échelle périlleuse des hautes situations. Il se voyait à Bordeaux, à Lyon, à Paris…
C'est dans les draps de pourpre d'un premier succès qu'il s'endormit ce soir-là. Et le lendemain, rien qu'à le voir traverser les rues, plus roide et plus hautain qu'à l'ordinaire, les lèvres pincées, le regard froid et dur, les bourgeois observateurs comprirent qu'il devait y avoir du nouveau.
Il faut que les affaires de M. de Boiscoran aillent bien mal, se dirent-ils, pour que M. Galpin-Daveline soit si fier.
C'est chez le procureur de la République qu'il se rendait. Le prétexte de sa visite était le besoin de quelques signatures, qu'en toute autre occasion il eût envoyé prendre par son greffier. La vérité est qu'il avait sur le cœur les sévères reproches de M. Daubigeon, et qu'il comptait savourer le régal d'une revanche.
Il trouva le vieux collectionneur au milieu de ses bouquins chéris, comme toujours, et plus que jamais d'une humeur massacrante. N'importe! Il lui soumit les pièces à signer, et, cette besogne faite, tout en replaçant les paperasses dans une serviette à son chiffre:
– Eh bien! cher procureur, demanda-t-il d'un ton dégagé, vous connaissez l'arrêt?… Qui de nous deux avait raison?
M. Daubigeon haussa les épaules.
– C'est entendu, gronda-t-il, je ne suis plus qu'un vieil imbécile, un maniaque, je l'avoue, je me rends à l'évidence, et comme l'homme d'Horace, Stultum me fateor, liceat concedere veris, At que etiam insanum…
– Vous plaisantez… Que serait-il arrivé, pourtant, si je vous avais écouté?
– Je ne tiens pas à le savoir.
– Monsieur de Boiscoran n'en eût été ni plus ni moins renvoyé devant le jury.
– Peut-être…
– Tout autre que moi eût aussi bien recueilli les preuves qui établissent irrévocablement sa culpabilité.
– C'est une question.
– Et j'aurais entravé ma carrière en me faisant la réputation d'un de ces magistrats timides qu'un rien arrête…
– C'est une réputation qui en vaut bien une autre, interrompit le procureur de la République.
Il s'était juré de ne rien répondre que par monosyllabes, mais la colère lui faisait oublier son serment.
– Un autre que vous, reprit-il d'un ton amer, ne se serait pas uniquement attaché à prouver que monsieur de Boiscoran était le coupable…
– Je l'ai prouvé, c'est vrai.
– Un autre que vous eût cherché le mot de cette énigme.
– Mais je l'ai, ce me semble.
D'un air ironique, M. Daubigeon s'inclina.
– Mes compliments, fit-il. On est heureux de si bien connaître la fin des choses, Felix qui potuit rerum cognoscere causas; seulement vous vous abusez peut-être. Vous êtes un juge d'instruction très fort, mais je suis plus vieux que vous dans le métier. Plus je réfléchis à cette affaire, moins je me l'explique. Si vous savez si bien tout, expliquez-moi donc le mobile du crime, car enfin on ne risque pas l'échafaud ou le bagne sans un intérêt considérable, positif, évident… Où est l'intérêt de Jacques? Vous allez me répondre qu'il haïssait monsieur de Claudieuse? Est-ce bien une réponse? Voyons, fouillez un peu votre conscience… Mais, baste! personne n'aime à descendre en soi-même, Nemi in sese tentat descendere…