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M. Daveline en était presque à regretter d'être venu. Il avait pensé trouver M. Daubigeon fort penaud, et voilà que pas du tout.

– La chambre des mises en accusation n'a pas eu vos scrupules, fit-il sèchement.

– Non, mais les jurés peuvent les avoir. Il en est d'intelligents quelquefois…

– Les jurés condamneront monsieur de Boiscoran sans hésitation.

– Je n'en mettrais pas la main au feu.

– Vous l'y mettriez si vous saviez qui prendra la parole.

– Oh!…

– L'accusation sera soutenue par monsieur Du Lopt de la Gransière lui-même…

– Malepeste!

– Prétendriez-vous nier son talent?

Visiblement, le juge d'instruction s'irritait, ses oreilles rougissaient, et par contre M. Daubigeon semblait recouvrer toute sa belle humeur.

– Dieu me garde, répondit-il, de nier l'éloquence de monsieur Du Lopt de la Gransière, c'est un homme très fort et qui rarement manque son homme. Seulement vous savez… il en est des réquisitoires comme des livres, ils ont leurs destinées, habent sua fata… Jacques sera bien défendu.

– Je ne crains guère maître Magloire.

– Mais l'autre, maître Folgat…

– Un jeune homme, sans autorité. Je redouterais bien autrement maître Lachaud.

– Connaissez-vous leur système de défense?

C'était bien là que le bât blessait M. Galpin-Daveline, mais loin d'en rien laisser paraître:

– Pas du tout, répondit-il, mais que m'importe! Les amis de monsieur de Boiscoran avaient d'abord songé à tirer parti de Cocoleu, ils y ont renoncé. Je suis sûr de ce fait. Le commissaire de police que j'avais chargé d'avoir l'œil de ce côté m'a assuré que le docteur Seignebos ne s'occupait même plus de ce pauvre idiot…

M. Daubigeon souriait d'un sourire ironique, et bien plus pour taquiner M. Daveline que parce qu'il le pensait réellement.

– Prenez garde, dit-il, ne vous fiez pas aux apparences; vous avez affaire à des gens très fins. Je vous l'ai toujours dit, Cocoleu est peut-être le nœud de l'affaire… Précisément parce que monsieur de la Gransière portera la parole, vous devez trembler. S'il allait échouer!… C'est à vous qu'il s'en prendrait de l'échec, et de sa vie il ne vous le pardonnerait. Or, il peut échouer. Il y a loin de la coupe aux lèvres, Multa cadunt inter calicem supremaque labra, et je suis l'avis de mon vieux Villon, «Rien ne m'est seur que la chose incertaine…»

À l'accent du procureur de la République, M. Daveline comprit bien qu'il ne gagnerait rien à discuter davantage.

– Advienne que pourra! interrompit-il. L'approbation de ma conscience me suffit.

En se hâtant, de peur d'une réplique, d'expédier les formules de politesse, il sortit; et, tout en descendant l'escalier:

– C'est perdre son temps, grommelait-il, que de vouloir raisonner avec un bonhomme pour qui les événements ne sont plus que des prétextes à citations.

Mais il avait beau se débattre, c'en était fait de sa belle assurance. M. Daubigeon venait de lui montrer un péril qu'il n'avait pas prévu. Et quel péril! La rancune d'un des personnages les plus influents de la magistrature, d'un de ces hommes bilieux et froids qui ne pardonnent pas.

M. Daveline avait bien songé à la possibilité d'un échec, c'est-à-dire d'un acquittement. Mais il n'avait pas réfléchi aux conséquences de cet échec. Qui en serait atteint? Le ministère public surtout, puisqu'en France le ministère public fait de l'accusation une question personnelle et s'estime offensé et humilié s'il manque son homme. Or, qu'adviendrait-il en ce cas? C'est que Du Lopt de la Gransière s'en prendrait au juge d'instruction. «C'est dans votre travail, lui dirait-il, que j'ai puisé les éléments de mon réquisitoire. Si je n'ai pas obtenu une condamnation, c'est que votre travail était incomplet. On n'expose pas un homme comme moi à l'humiliation d'un acquittement, et surtout dans une affaire dont le retentissement doit être immense. Vous ne savez pas votre métier.»

Une telle parole était une disgrâce positive. C'était, au lieu de l'avancement tant rêvé, l'exil pour la vie, en Algérie ou en Corse…

M. Galpin-Daveline en frissonnait. Il se voyait enseveli sous les décombres de ses châteaux en Espagne. Et fatalement, il repassait une fois de plus tous les détails de l'instruction, analysant toutes les preuves qu'il avait fournies, pareil au soldat qui, à la veille d'une bataille, s'assure de l'état de ses armes.

Véritablement, il ne découvrait qu'une seule objection: celle du procureur de la République. Où était l'intérêt de Jacques à commettre un si grand crime?

Là, évidemment, est le défaut de la cuirasse, pensait-il, et j'agirai sagement en en prévenant M. de la Gransière. Les défenseurs de Jacques sont fort capables de faire de cet argument le pivot de leurs plaidoiries.

Et quoi qu'il en eût dit à M. Daubigeon, il les craignait beaucoup, ces défenseurs. Il n'ignorait pas l'influence énorme que maître Magloire devait à l'intégrité de sa vie et à son désintéressement. Il savait fort bien qu'il suffisait que maître Magloire se chargeât d'une affaire pour qu'on l'estimât bonne. On disait de lui: «Il peut se tromper, mais ce qu'il plaide, il le croit.»

Quelle action un tel homme ne devait-il pas avoir, non sur des magistrats qui arrivent à l'audience avec une opinion inébranlable, mais sur des jurés qui subissent l'impression du moment et se laissent enlever par un discours? Maître Magloire, c'est vrai, n'avait pas cette éloquence dramatique qui fait vibrer les entrailles des foules, mais maître Folgat l'avait, lui.

M. Galpin-Daveline avait pris des informations, et un de ses amis de Paris lui avait répondu: «Se défier du Folgat. Logicien bien autrement dangereux que Lachaud, il possède à un égal degré l'art de troubler la conscience des jurés, de les émouvoir, de leur tirer des larmes et de leur arracher un verdict d'acquittement. Redouter surtout avec lui les incidents d'audience, car il a toujours quelque surprise en réserve!»

Voilà mes adversaires, pensait M. Daveline. Quelle surprise me réservent-ils? Ont-ils véritablement renoncé à se servir de Cocoleu?

Il n'avait aucune raison de se défier de son commissaire de police, et cependant son inquiétude devint si grande qu'il se détourna de son chemin pour passer à l'hôpital.

La sœur supérieure, comme de raison, le reçut avec toutes les marques d'une profonde déférence, et dès qu'il s'informa de Cocoleu:

– Voulez-vous le voir, monsieur? lui demanda-t-elle.

– J'avoue, ma sœur, que j'en serais bien aise.

– Venez avec moi, alors.

C'est dans le jardin qu'elle le conduisit, et là, s'adressant à un jardinier: