– Où est l'idiot? interrogea-t-elle.
L'homme planta sa bêche en terre, et de ce respect doucereux qui est le trait distinctif de tous les employés des maisons religieuses:
– L'idiot est dans l'allée du fond, ma mère, à cette place qu'il a choisie, vous savez, et d'où on ne peut le faire partir…
Bientôt, en effet, M. Daveline et la supérieure l'aperçurent.
On lui avait retiré les haillons qu'il portait à son entrée, et on lui avait donné l'uniforme de l'hôpital, une grande capote grise et un bonnet de coton. Il n'en avait pas la mine plus intelligente, mais il était moins repoussant. Assis à terre, il jouait avec des cailloux.
– Eh bien! mon garçon, lui demanda M. Daveline, comment te trouves-tu ici?
Il leva sa face hébétée, arrêta son œil morne sur la supérieure, mais ne répondit pas.
– Veux-tu revenir au Valpinson? continua le juge.
Il tressaillit, mais ne desserra pas les dents.
– Voyons, insista M. Daveline, réponds, et je te donnerai une pièce de dix sous.
Baste! Cocoleu s'était remis à jouer.
– Voilà comme il est toujours, monsieur, déclara la supérieure. Personne, depuis qu'il est ici, n'a pu lui tirer un mot. Promesses, menaces, rien n'y fait. Un jour, pour tenter une expérience, au lieu de lui donner son déjeuner, je lui ai dit: «Tu n'auras à manger que quand tu m'auras dit: "J'ai faim!…"» Au bout de vingt-quatre heures, j'ai dû lui rendre sa pitance; il se serait laissé périr d'inanition plutôt que d'articuler une syllabe…
– Qu'en pense monsieur Seignebos?
– Le docteur ne veut plus en entendre parler, répondit la supérieure. (Et levant les yeux au ciel): Ce qui prouve bien, ajouta-t-elle, que sans une intervention de la Providence, jamais ce malheureux n'eût dénoncé le crime dont il a été témoin… (Et tout de suite, revenant aux choses de la terre): Mais ne nous débarrassera-t-on pas bientôt de ce pauvre idiot qui est une lourde charge pour notre hôpital? Puisqu'il trouvait à vivre dans son village, pourquoi ne pas l'y renvoyer? Nos malades et nos vieillards sont nombreux, et nous avons peu de place.
– Il faut attendre, ma sœur, que le procès de monsieur de Boiscoran soit terminé, répondit le juge d'instruction.
La supérieure eut un geste résigné.
– C'est ce que le maire m'a déclaré, dit-elle, et c'est bien fâcheux. Je dois dire pourtant qu'on m'a permis de lui retirer la chambre où il avait été d'abord consigné. Je l'ai relégué au quartier des fous. Nous appelons ainsi quatre petites loges entourées d'un mur où nous plaçons les pauvres insensés qu'on nous confie provisoirement…
Mais elle s'arrêta, le portier de l'hôpital, le sieur Vaudevin, s'avançait en saluant.
– Qu'est-ce? demanda-t-elle. Vaudevin lui tendit un billet.
– C'est un homme que vous amène un gendarme, répondit-il. Admission d'urgence…
La supérieure parcourait ce billet signé Seignebos.
– Épileptique, fit-elle, et un peu idiot, il ne nous manquait plus que cela!… Et étranger, par-dessus le marché! En vérité, monsieur Seignebos est trop facile. Que ne renvoie-t-il tous ces gens-là se faire soigner dans leur commune!
Et d'un pas assez leste pour son âge, suivie du portier et de M. Daveline, elle se dirigea vers le parloir. C'est là qu'on avait fait entrer le nouveau malade et, affaissé sur un banc, il présentait l'image achevée du plus parfait abrutissement.
L'ayant examiné une minute:
– Qu'on le mette au quartier des fous, dit-elle, il tiendra compagnie à Cocoleu. Et qu'on prévienne la sœur pharmacienne. Mais non, j'y vais moi-même. Monsieur le juge m'excusera…
Et elle sortit, laissant M. Daveline un peu rassuré.
Là n'est pas le danger, pensait-il en se retirant. Et si maître Folgat compte sur un incident d'audience, ce n'est pas Cocoleu qui le lui fournira.
27
À l'heure même où le juge d'instruction sortait de l'hôpital, le docteur Seignebos et maître Folgat se séparaient, après un frugal déjeuner, l'un pour courir à ses malades, l'autre pour se rendre à la prison.
Le jeune avocat était cruellement préoccupé, c'est la tête basse qu'il s'en allait le long des rues, et les diplomates bourgeois qui l'épiaient au passage, comparant sa mine sombre à l'air vainqueur de M. Daveline, se persuadaient que bien décidément Jacques de Boiscoran était perdu.
En ce moment, c'était presque l'avis de maître Folgat. Il traversait une de ces phases de morne découragement dont ne savent pas se préserver les hommes les plus énergiques lorsqu'ils s'acharnent à la poursuite de quelque but incertain et passionnément désiré.
Les déclarations de la petite Marthe et de la femme de chambre lui avaient cassé bras et jambes. Après avoir cru bien tenir tous les fils de l'affaire, voilà que soudain l'écheveau se brouillait plus que jamais. Et c'était ainsi depuis le commencement. À chaque pas qu'il avait fait, le problème s'était compliqué de quelque circonstance inexplicable. À chacun de ses efforts, les ténèbres, au lieu de se dissiper, s'étaient épaissies. Ce n'était pas qu'il doutât plus qu'avant de l'innocence de Jacques. Non. Le soupçon qui avait traversé son esprit s'était évanoui comme l'éclair. Il admettait, avec le docteur Seignebos, la probabilité d'un complice, Cocoleu sans doute, chargé de l'exécution matérielle du crime.
Mais quel parti tirer pour la défense de cette hypothèse? Aucun.
Goudar était un habile homme, et sa façon de s'introduire à l'hôpital et près de Cocoleu révélait un maître. Mais si subtil qu'il fût, et rompu à toutes les astuces de son métier, parviendrait-il à confesser un gredin qui se retranchait imperturbablement derrière la feinte imbécillité?
Si encore il eût eu du temps devant soi! Mais les jours étaient comptés, et il allait être forcé de brusquer ses manœuvres…
C'est à jeter le manche après la cognée, pensait le jeune avocat.
Cependant, il arrivait à la prison. Il sentit la nécessité de refouler toutes ses angoisses. Et tandis que Blangin le précédait à travers les corridors en faisant tinter ses clefs, il imposait à son visage l'expression de la confiance.
– Enfin, c'est vous! s'écria Jacques.
Il avait évidemment souffert terriblement depuis la veille. La fièvre de l'inquiétude avait gonflé ses traits et injecté ses yeux de sang. Un tremblement nerveux le secouait.
Pourtant il attendit que le geôlier eût refermé la porte, et alors:
– Qu'a-t-elle dit? demanda-t-il d'une voix rauque.
Minutieusement, maître Folgat rendit compte de sa mission, rapportant presque textuellement les paroles de Mme de Claudieuse.
– Je la reconnais bien là! s'exclamait le prisonnier. Il me semble l'entendre… Quelle femme! me défier ainsi!…
Et dans sa colère, il serrait les poings jusqu'à s'enfoncer les ongles dans la chair.
– Vous le voyez, reprit le jeune avocat, il n'y a pas à essayer de sortir de notre cercle de défense. Toute nouvelle démarche serait inutile!…
– Non! interrompit Jacques, non, je n'en resterai pas là! (Et après quelques secondes de réflexion si toutefois il était en état de réfléchir): Pardonnez-moi, mon cher maître, dit-il, de vous avoir exposé à de tels outrages. J'aurais dû les prévoir, ou, pour mieux dire, je les prévoyais… Je savais bien que ce n'était pas ainsi que je devais engager le combat! Mais j'ai été lâche, j'ai eu peur, j'ai reculé. Insensé!… Comme si je n'avais pas senti qu'il en faudrait toujours venir au suprême expédient!… Eh bien! j'y arrive aujourd'hui, et mon parti est pris…