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– Dix-sept mille francs.

– Ces gens-là nous exploitent indignement!

– Eh! qu'importe l'argent! Que ne sommes-nous ruinés l'un et l'autre, et que n'êtes-vous libre!

Mais la geôlière n'avait pas été longue à décider son mari. Déjà le pas lourd de Blangin retentissait dans le corridor, et presque aussitôt il se montra, son bonnet de laine à la main, la mine obséquieuse et l'œil inquiet.

– Ma femme m'a tout dit, commença-t-il, et je consens… Seulement, il faut nous entendre… Ce n'est pas une petite chose que vous me demandez…

D'un geste, Jacques l'interrompit.

– N'exagérons rien, fit-il. Je ne prétends pas m'évader. Je veux seulement sortir. Je vous reviendrai, je vous en donne ma parole.

– Pardi! c'est bien ça qui me tourmente! S'il ne s'agissait que de vous donner définitivement la clef des champs, je vous ouvrirais la prison, et puis allez, des jambes! Un prisonnier qui s'évade, cela se trouve tous les jours. Tandis que sortir, vous promener, revenir… Diable! Et si l'on vous rencontre en ville? Et si l'on vient vous demander pendant que vous serez dehors? Et si l'on vous voit rentrer? Qu'est-ce que je répondrai? Je veux bien être mis à pied pour négligence, je suis payé et je m'en moque. Mais être accusé de complicité et fourré en prison, halte-là! Je n'en suis plus!

Visiblement, ce n'était qu'une préface.

– Oh! que de paroles perdues! fit Mlle Denise. Expliquez-vous clairement.

– Voilà. Il est impossible que monsieur passe par la porte. À la retraite, c'est-à-dire à huit heures du soir, en cette saison, les soldats de garde s'installent à l'intérieur de la prison, et jusqu'à la diane, le lendemain, ou autrement dit jusqu'à cinq heures du matin, je ne puis ni ouvrir ni fermer sans le sergent qui commande le poste…

Voulait-il se faire valoir? Faisait-il les difficultés plus sérieuses qu'elles n'étaient véritablement?

– Enfin, interrompit Jacques, si vous consentez, c'est qu'il existe un moyen.

– J'en connais un, déclara le geôlier. (Et trop grossier pour savoir dissimuler une longue préméditation): Pour que la chose se fasse, continua-t-il, monsieur devra sortir de la prison comme s'il s'évadait pour tout de bon. Le mur qui relie les deux tours n'a pas, à un certain endroit que j'ai sondé, plus de deux pieds d'épaisseur, et de l'autre côté, qui donne sur les terrains vagues des anciens remparts, on ne place jamais de factionnaire. Je procurerai à monsieur un pic et un levier, et il fera un trou dans ce mur.

Jacques haussa les épaules.

– Et le lendemain, fit-il, quand je serai rentré, comment expliquerez-vous ce trou béant?

Blangin souriait.

– Bien sûr, répondit-il, je ne dirai pas qu'il a été fait par les rats. J'ai songé à tout. En même temps que monsieur, sortira par le trou un prisonnier qui, lui, ne reviendra pas…

– Quel prisonnier?

– Frumence Cheminot, pardi!, qui ne demandera pas mieux que de prendre sa volée, et qui donnera même un bon coup de main pour percer le mur. Que monsieur s'entende avec lui, mais sans lui dire, par exemple, que je suis de l'affaire. Comme cela, quoi qu'il arrive, je ne serai pas compromis.

Le plan était bon, en effet. Seulement Blangin avait tort de s'en faire honneur. L'idée était de sa femme.

– Eh bien! dit Jacques, voilà qui est entendu. Procurez-nous le pic et le levier, montrez-moi l'endroit où il faut attaquer le mur, et je me charge de Cheminot. Demain, dans la journée, l'argent vous sera remis.

Et il s'apprêtait à suivre le geôlier, qui venait de sortir, quand Mlle Denise le retint. Levant sur son fiancé ses beaux yeux tremblants:

– Vous le voyez, Jacques, prononça-t-elle, je n'ai pas hésité à tout tenter pour vous faire obtenir ces quelques heures de liberté que vous souhaitiez. Puis-je maintenant vous demander ce que vous en comptez faire?

Et comme il se taisait:

– Où voulez-vous aller? insista-t-elle.

Un flot de sang empourprait le visage du malheureux, et d'une voix troublée:

– Je vous en conjure, Denise, dit-il, n'exigez pas que je vous réponde. Permettez-moi de garder ce secret, le seul que j'aurai jamais pour vous…

Deux larmes qui tremblaient dans les longs cils de la jeune fille roulèrent sur ses joues.

– Je vous entends, balbutia-t-elle, je ne vous entends que trop!… Quoique ne sachant rien de la vie, déjà, en découvrant qu'on me cachait quelque chose, j'avais eu comme un pressentiment… Désormais je ne puis plus douter. C'est près d'une femme que vous vous rendrez demain soir…

– Denise! suppliait Jacques à mains jointes, Denise, par pitié!

Elle ne l'écoutait pas. Secouant doucement la tête:

– Près d'une femme, poursuivait-elle, que vous avez aimée sans doute, ou que vous aimez encore, aux genoux de laquelle vous avez peut-être murmuré ces mêmes paroles que vous murmuriez à mes genoux! Comment avez-vous pu vous souvenir d'elle, au milieu de nos angoisses! Elle ne vous aime donc pas! Comment n'est-elle pas venue, vous sachant prisonnier et faussement accusé d'un crime abominable?

Jacques n'en pouvait supporter davantage.

– Grand Dieu! s'écria-t-il, plutôt mille fois tout vous dire que de laisser un soupçon effleurer votre cœur! Écoutez et pardonnez-moi…

Mais elle l'arrêta en lui posant la main sur les lèvres, et toute palpitante:

– Non, je ne veux rien savoir, dit-elle, rien!… J'ai foi en vous! Rappelez-vous seulement que vous êtes tout pour moi: l'espérance, l'avenir, la vie… Si vous m'aviez trompée, je sens bien, malheureuse, que je ne cesserais pas de vous aimer, mais je sais aussi que je n'aurais pas longtemps à souffrir…

Éperdu de douleur et d'amour:

– Denise, répétait Jacques, Denise, mon amie adorée, laissez-moi vous avouer ce qu'est cette femme, et pourquoi il faut que je la voie…

– Non, interrompit-elle, non! Faites ce que vous dit votre conscience, je crois en vous…

Et au lieu de lui tendre son front comme d'ordinaire, elle s'enfuit en entraînant la tante Élisabeth, et si vite qu'il se précipitât hors du parloir, il n'aperçut plus qu'une ombre glissant au fond du corridor.

Jamais encore, jusqu'à ce jour, Jacques n'avait pu prendre sur lui de haïr véritablement la comtesse de Claudieuse, de cette haine aveugle et farouche qui ne rêve plus que vengeance.

Bien des fois, sans doute, dans la solitude de sa prison, il l'avait maudite, mais toujours, au plus fort de ses colères, s'élevait du fond de son âme un sentiment de miséricorde et de pitié pour cette maîtresse qu'il avait tant aimée. Car il l'avait adorée follement, il ne se le dissimulait pas. Il lui avait dû les premières ivresses de son adolescence, ces sensations âpres ou exquises qu'on ne saurait oublier. Dans sa cellule même, il tressaillait au souvenir de certaines de ses attitudes, il revoyait ses yeux noyés de voluptueuses langueurs, il entendait le timbre charmant de sa voix, il respirait le parfum qu'elle portait d'habitude.

Situation, avenir, honneur, elle l'avait mis dans le cadre de tout perdre qu'il se sentait encore bien près de pardonner… Mais lui enlever le cœur de sa fiancée, lui ravir cet amour ardent et pur comme la flamme! Ah! c'était combler la mesure.

Et je la ménagerais encore! se disait-il, ivre de rage. J'hésiterais à la perdre! Je n'en ai plus le droit, c'est l'existence de Denise que je défends…