– Peut-être l'avez-vous seulement commandé!
D'un geste délirant, elle leva au ciel ses mains jointes, et d'une voix déchirante:
– Ô mon Dieu! s'écria-t-elle, il le croit! Il le croit sincèrement…
Un grand silence suivit, sinistre, formidable, tel que celui qui succède au fracas de la foudre.
Debout en face l'un de l'autre, Jacques et la comtesse de Claudieuse s'examinaient éperdument, comprenant que l'heure suprême de leur destinée sonnait. En chacun d'eux éclatait, fulgurante, la conviction de l'innocence de l'autre. Pas besoin d'explications. Ils avaient été abusés par les apparences, et ils le reconnaissaient, ils en étaient sûrs. Et tel était pour eux l'effarement de cette découverte que l'idée ne leur venait pas de rechercher quel pouvait être le coupable.
– Que faire? interrogea enfin la comtesse.
– Dire la vérité! répondit Jacques.
– Quelle?
– Que j'étais votre amant… Que si je suis allé au Valpinson, c'est que vous m'y aviez donné rendez-vous… Que si on a retrouvé l'enveloppe d'une de mes cartouches, c'est que je l'avais brûlée pour obtenir du feu… Que si j'avais les mains noircies, c'est que j'avais émietté, pour les éparpiller au vent, les débris carbonisés de nos lettres…
– Jamais! s'écria la comtesse.
Des flots de sang empourpraient le visage de Jacques, et d'un accent d'impitoyable énergie:
– Ce sera, cependant, prononça-t-il; je le veux, il le faut…
Mme de Claudieuse se tordait les bras.
– Jamais! répéta-t-elle, jamais… (Et avec une précipitation convulsive): Ne comprends-tu donc pas, poursuivit-elle, que la vérité est impossible à dire? Ce n'est pas à notre innocence qu'on croirait, mais à notre complicité…
– N'importe! Je ne veux pas périr.
– Dites que vous ne voulez pas périr seul…
– Soit!
– Tout avouer ne serait pas vous sauver, mais ce serait me perdre sûrement! Est-ce là ce que vous exigez? Quand il y aura deux victimes au lieu d'une, votre sort vous paraîtra-t-il moins cruel?…
Il l'arrêta d'un geste menaçant.
– Toujours la même! s'écria-t-il. Je sombre, je me noie, et elle réfléchit, elle calcule, elle se marchande… Et elle disait m'aimer!…
– Jacques! interrompit Mme de Claudieuse. (Et se rapprochant de lui): Ah! je calcule, fit-elle. Ah! je réfléchis! Eh bien, écoute… Oui, c'est vrai, je tenais à mon intacte renommée d'honnête femme mille fois plus qu'à la vie, mais, au-dessus de ma vie et de ma renommée, il y a toi! Tu sombres, dis-tu… Eh bien, partons! Un mot de tes lèvres et j'abandonne tout, honneur, pays, famille, mon mari, mes enfants. Parle, et je te suis sans détourner la tête, sans un regret, sans un remords…
De grands frissons lui couraient par tout le corps, sa poitrine haletait, ses yeux étincelaient d'un insupportable éclat. Dans l'emportement de ses gestes, son peignoir attaché à la hâte se dénouait, et sur son sein et sur ses épaules qui avaient les blancheurs éblouissantes du marbre, ses cheveux déroulés retombaient en masses fauves.
Et d'une voix frémissante de passions contenues, douce et molle comme une caresse ou sonore comme un cuivre:
– Qui nous retient? poursuivait-elle. Puisque tu as su sortir de prison, le plus difficile est fait. Je songeais d'abord à emmener notre fille, ta fille, Jacques, mais elle est bien malade, et d'ailleurs un enfant nous trahirait. Seuls, on ne nous rejoindra jamais… Ce n'est pas l'argent qui nous manquera, n'est-ce pas? Nous nous envolerons vers ces contrées lointaines dont on voit les descriptions féeriques dans les livres de voyages… Là, inconnus de tous, oubliés, ignorés, notre vie ne sera plus qu'un long enchantement! Tu ne diras plus alors que je me marchande, je serai bien à toi, toute et uniquement à toi, corps et âme, ta femme, ta maîtresse, ton amie, ton esclave…
Elle renversait la tête en arrière, et les paupières mi-closes, avançant les lèvres avec des inflexions énervantes:
– Dis, insista-t-elle, veux-tu?… Jacques!
Il l'écarta d'un geste farouche. Ce lui semblait un sacrilège qu'elle osât, de même que Denise, lui proposer de fuir.
– Plutôt le bagne! s'écria-t-il.
Elle blêmit, un spasme de rage convulsa ses traits, et se reculant, roide et tout d'une pièce:
– Que voulez-vous donc? interrogea-t-elle.
– Que vous m'aidiez à me sauver, répondit-il.
– Quitte à me perdre moi-même? Il ne répondit pas.
Alors elle, si humble l'instant d'avant, se redressant tout à coup, et d'un accent de haineuse raillerie:
– En d'autres termes, reprit-elle, tu viens me demander de me sacrifier, et de sacrifier du même coup tous les miens. Pour toi? oui. Mais bien plus encore pour mademoiselle de Chandoré. Et cela te paraît tout simple!… Je suis le passé, moi, le rassasiement, le dégoût. Elle est l'avenir, elle, le désir, le rêve… Et tu trouves tout naturel que la vieille maîtresse fasse litière de son amour et de son honneur à la jeune fiancée. Il t'importe peu que je sois avilie, pourvu qu'elle soit honorée, que je pleure pourvu qu'elle sourie!… Eh bien, non! et c'est de la folie que de venir me prier de te sauver pour te jeter dans les bras d'une autre. C'est de la démence, quand, pour t'arracher à Denise, je suis prête à me perdre, pourvu que tu sois à jamais perdu…
– Misérable! s'écria Jacques.
Elle le regardait en ricanant, et de ses yeux s'irradiait une infernale audace.
– Ne me connais-tu donc pas? insista-t-elle. Va, parle, dénonce. Maître Folgat a dû te dire comment je sais nier et me défendre…
Ivre de colère, arrivé à ce degré où la raison s'égare, Jacques de Boiscoran marchait la main levée sur Mme de Claudieuse, quand tout à coup:
– Ne frappez pas cette femme! dit une voix.
Jacques et la comtesse se retournèrent, et un même cri aigu et terrible, qui dut s'entendre au loin, s'échappa de leur gorge.
Dans le cadre de la porte, le comte de Claudieuse se tenait debout, le revolver prêt à faire feu. Il était plus pâle qu'un spectre, et la robe de chambre de flanelle blanche qu'il avait jetée sur ses épaules flottait comme un linceul autour de ses membres amaigris.
Le premier cri de Mme de Claudieuse était monté jusqu'au lit où il se mourait. Un pressentiment horrible lui avait traversé le cœur. Il s'était levé. Et se traînant, et s'accrochant à la rampe, il était venu.
– J'ai tout entendu, dit-il, foudroyant les coupables d'un regard implacable.
Avec un gémissement sourd, la comtesse s'affaissa sur un fauteuil. Mais Jacques se redressa.
– L'outrage est flagrant, monsieur, dit-il, vengez-vous!
Le comte haussa les épaules.
– C'est la cour d'assises qui me vengera, dit-il.
– Dieu juste! me laisseriez-vous condamner pour un crime que je n'ai pas commis! Ah! ce serait une lâcheté indigne…
M. de Claudieuse était si faible qu'il en était réduit à s'accoter contre le montant de la porte.
– Serait-ce une lâcheté? fit-il. Alors, comment appelez-vous l'acte du misérable qui, bassement, honteusement, vole la femme d'un autre homme et le charge de ses bâtards?… C'est vrai, vous n'êtes ni un incendiaire, ni un assassin… Mais qu'est l'incendie de ma maison, près de l'effondrement de toutes mes croyances! Que sont les blessures du corps, comparées à cette autre blessure de l'âme, que rien ne saurait cicatriser!… À vous la cour d'assises, monsieur…