Terrifié, Jacques se sentait rouler au fond d'indéfinissables abîmes.
– La mort, plutôt! s'écria-t-il, la mort! (Et entrouvrant ses vêtements): Mais tirez donc, monsieur, tirez donc, le sang vous fait-il peur? Tirez… j'ai été l'amant de votre femme, votre plus jeune fille est ma fille…
Le comte, au contraire, abaissa son arme.
– La cour d'assises est plus sûre, prononça-t-il. Vous m'avez pris mon honneur, je veux le vôtre. Et s'il le faut, pour que vous soyez condamné, je dirai, et j'en ferai le serment, que je vous ai reconnu… Vous irez au bagne, monsieur de Boiscoran…
Il voulut s'avancer, mais ses forces étaient à bout, et il tomba roide, en avant, la face contre terre, les bras en croix.
Saisi d'horreur, éperdu, fou, Jacques s'enfuit.
29
Maître Folgat venait de se lever.
Debout, dans l'embrasure d'une des croisées de sa chambre, en face de son miroir, il achevait de se faire la barbe, quand sa porte s'ouvrit violemment.
Blême et tout effaré, le vieil Antoine entra.
– Ah! monsieur, quelle affaire!
– Quoi?
– Parti, ensauvé, disparu!
– Qui?
– Monsieur Jacques…
Le rasoir, tant la surprise fut grande, faillit échapper des mains du jeune avocat. Et cependant:
– C'est faux! dit-il.
– Hélas! monsieur, reprit le vieux serviteur, tout le monde le raconte en ville. On donne des détails. Je viens de voir un homme qui prétend avoir rencontré monsieur Jacques, hier soir, sur les onze heures, courant comme un fou le long de la rue Nationale.
– C'est absurde.
– Je n'ai encore prévenu que mademoiselle Denise, et c'est elle qui m'a dit de venir avertir monsieur… Monsieur devrait aller aux informations…
Le conseil était superflu.
S'essuyant le visage à la hâte, déjà maître Folgat s'habillait. En un moment, il fut prêt, et ayant descendu l'escalier quatre à quatre, il traversait le corridor, quand il s'entendit appeler.
Il se retourna. Mlle Denise lui faisait signe d'entrer dans le petit salon où elle se tenait d'habitude. Il obéit.
Mlle Denise et le jeune avocat étaient les seuls de la maison à savoir quel coup de parti désespéré Jacques avait dû risquer la veille. Ils n'avaient pas échangé un mot à ce sujet, mais chacun avait bien remarqué la préoccupation de l'autre. De toute la soirée, maître Folgat n'avait pas prononcé dix paroles, et Mlle Denise, sitôt le dîner, était remontée chez elle.
– Eh bien?… interrogea-t-elle.
– Le bruit qui court est faux, mademoiselle, répondit le jeune avocat.
– Qui sait!
– Une évasion serait un aveu. Il n'y a que les coupables qui fuient, et monsieur de Boiscoran est innocent. Ainsi, tranquillisez-vous, mademoiselle, de grâce, rassurez-vous.
Qui n'eût eu, comme lui, pitié de la pauvre jeune fille! Elle était plus blanche que sa collerette et tremblait si fort que ses dents claquaient. Des larmes roulaient dans ses yeux, et à chaque parole un sanglot lui montait à la gorge.
– Vous savez où Jacques est allé, hier soir? reprit-elle.
– Oui…
Elle détourna à demi la tête, et d'une voix à peine distincte:
– Il a voulu revoir, poursuivit-elle, une… personne dont l'influence sur lui est peut-être toute-puissante… Il se peut qu'elle l'ait bouleversé, étourdi. Pourquoi ne l'aurait-elle pas déterminé à se soustraire à l'ignominie de la cour d'assises?…
– Non, mademoiselle, non!
– Cette personne a été le mauvais génie de Jacques. Elle l'aime, sans doute. Elle devait être désespérée de savoir qu'il allait être mon mari. Peut-être, pour le déterminer à fuir, s'est-elle enfuie avec lui…
– Ah! ne craignez rien, mademoiselle, madame de Claudieuse est incapable d'un tel dévouement…
Vivement Mlle de Chandoré se rejeta en arrière, et levant sur le jeune avocat ses yeux agrandis par la stupeur:
– Madame de Claudieuse…, balbutia-t-elle.
Maître Folgat comprit son imprudence. Il était persuadé que Jacques avait tout dit à sa fiancée, et la façon dont elle lui avait parlé n'avait pu que l'affermir dans son erreur.
– Ah! c'est madame de Claudieuse, poursuivait la jeune fille, cette femme révérée de tous à l'égal d'une sainte! Et moi qui l'autre jour, à l'église, admirais la ferveur de ses prières; moi qui la plaignais de toute mon âme… Maintenant, oui, je commence à comprendre ce qu'on me cachait…
Désolé de l'irréparable faute qu'il venait de commettre:
– Jamais, mademoiselle, dit maître Folgat, jamais je ne me pardonnerai d'avoir prononcé ce mot devant vous.
Elle sourit tristement.
– C'est peut-être un grand service que vous m'aurez rendu, dit-elle. Mais, de grâce, courez voir ce qu'il en est.
Maître Folgat n'avait pas fait cinquante pas qu'il reconnut que, bien réellement, il devait y avoir quelque chose d'extraordinaire. La ville était tout en rumeur. Sur les portes, les gens causaient. Des groupes péroraient avec une surprenante animation. Précipitant sa course, il venait de tourner le coin de la rue Nationale, quand il fut arrêté par un des trois ou quatre bourgeois dont il lui avait absolument fallu faire la connaissance depuis qu'il était à Sauveterre.
– Eh bien, monsieur l'avocat, lui dit civilement cet homme aimable, voilà votre plaidoirie qui court les champs…
– Je ne comprends pas, répondit maître Folgat d'un ton glacé.
– Dame! puisque votre client a filé.
– En êtes-vous bien sûr?
– Parbleu! c'est par la femme d'un ouvrier que j'emploie que l'évasion a été découverte. Elle était allée le long des anciens remparts couper de l'herbe pour sa chèvre, quand, passant près du mur de la prison, elle y a aperçu un grand trou béant. Elle a aussitôt donné l'alarme, le poste est arrivé, on est allé prévenir le procureur de la République…
Pour maître Folgat, ce n'était pas encore une preuve.
– Et alors, demanda-t-il, monsieur de Boiscoran…
– Est introuvable… Ah! c'est comme je vous l'affirme… Je le tiens d'un ami qui le tenait lui-même d'un employé de la sous-préfecture. Blangin le geôlier est, à ce qu'il paraît, gravement compromis…
– À l'honneur de vous revoir, cher monsieur, interrompit le jeune avocat.
Et plantant là le bourgeois très offensé de ce qui lui parut une grossière inconvenance, il traversa comme un trait la place du Marché-Neuf. L'inquiétude le gagnait. Non qu'il pût croire à une évasion, mais il se demandait s'il n'était pas survenu quelque catastrophe.
Cent personnes au moins, difficilement contenues par des factionnaires, stationnaient devant la prison, le cou tendu et la bouche béante.
Fendant la foule, maître Folgat entra. Dans la cour, devant la loge du geôlier, discutaient le procureur de la République, le commissaire de police, le capitaine de gendarmerie, M. Séneschal et enfin M. Galpin-Daveline.