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Le juge d'instruction était plus blême encore que de coutume et, comme on dit à Sauveterre, d'une humeur de dogue. Non sans raison. Prévenu tout aussi brusquement que maître Folgat, il s'était vêtu non moins précipitamment et s'était hâté d'accourir. Et tout le long du chemin, des témoignages non équivoques lui avaient prouvé que si l'opinion était fort montée contre l'accusé, elle ne l'était pas moins contre le juge d'instruction.

De tous côtés sur son passage il avait recueilli des saluts ironiques, des sourires gouailleurs, ou des compliments de condoléances sur ce que l'oiseau s'était envolé. Et même, deux individus qu'il soupçonnait d'avoir des relations avec l'écarlate docteur Seignebos avaient murmuré en le coudoyant: «Enfoncé, le pourvoyeur!»

Il fut le premier à apercevoir le jeune avocat, et tout de suite:

– Eh bien! monsieur, dit-il, vous venez aux renseignements?

Mais maître Folgat n'était pas homme à se laisser prendre deux fois sans vert dans la même journée. Voilant ses appréhensions d'un salut cérémonieux:

– Il m'est revenu certains propos, répondit-il, mais je n'en ai été nullement ému. Monsieur de Boiscoran a trop de confiance en l'excellence de sa cause et en la justice de son pays pour songer à s'évader. Je viens simplement conférer avec lui…

– Et vous avez parbleu raison! interrompit M. Daubigeon. Monsieur de Boiscoran est bien tranquillement dans sa cellule, ne se doutant guère des bruits qui courent. C'est Frumence Cheminot qui s'est enfui. Frumence aux pieds légers… C'est un détenu qu'on laissait fort libre dans la prison, dont on avait même fait une espèce d'aide gardien, et qui en a profité pour percer un trou dans le mur, estimant, le gaillard, et certes il n'a pas tort, que clef des champs vaut mieux que clef de coffre-fort.

À quelques pas en arrière, la mine contrite et sournoise, se tenait planté sur ses pieds le geôlier Blangin.

– Conduisez le défenseur près du sieur Boiscoran, lui dit sèchement M. Galpin-Daveline, lequel tremblait peut-être de voir M. Daubigeon donner une édition publique des épigrammes amères dont il le gratifiait en particulier.

Saluant jusqu'à terre, le geôlier obéit. Mais dès qu'il se vit sous le porche de la prison, seul avec maître Folgat, gonflant une de ses joues et la frappant de son poing fermé:

– Ni vu ni connu! dit-il en éclatant de rire.

Le jeune avocat n'eut pas l'air de comprendre. Il ne pouvait lui convenir de paraître informé des événements de la nuit ni de se donner les apparences d'une complicité qui, matériellement, n'existait pas.

– Et cependant, reprit Blangin, tout n'est pas fini. Les gendarmes sont en mouvement. S'ils allaient rattraper mon Cheminot! Ce garçon est si bête que le plus bête des juges d'instruction lui aurait vite tiré les vers du nez. Et alors, qui est-ce qui serait dans de beaux draps?

Maître Folgat ne répondait toujours pas, mais l'autre semblait s'en soucier fort peu.

– Je ne demande qu'une chose, poursuivit-il, c'est de rendre mes clefs le plus tôt possible. J'en ai par-dessus les yeux de ce métier de geôlier. La place, d'ailleurs, ne va plus être tenable. Cette évasion a mis la puce à l'oreille de tous nos messieurs du tribunal, et l'administration vient de me donner un second, un ancien sergent de ville, un mauvais chien qui ne connaît que la consigne… Ah! les beaux jours de monsieur de Boiscoran sont passés, plus de visites en cachette, plus de sorties… Ordre de ne pas le perdre de vue une seconde.

C'est arrêté au pied de l'escalier que Blangin donnait ces explications.

– Montons, dit brusquement maître Folgat, que l'impatience gagnait.

Il trouva Jacques étendu sur son lit, tout habillé, et il ne lui fallut qu'un regard pour deviner un grand malheur.

– Encore une espérance envolée, n'est-ce pas? fit-il.

Péniblement, le prisonnier se redressa et s'assit sur le bord de sa couchette. Et de l'accent du plus extrême découragement:

– Je suis perdu, répondit-il, et cette fois sans retour.

– Oh!…

– Écoutez plutôt!…

C'est en frissonnant que le jeune avocat entendit le récit, pourtant bien atténué, de la veille. Et lorsque Jacques, ayant achevé, s'arrêta:

– Ce n'est que trop vrai! murmura-t-il. Si monsieur de Claudieuse exécute ses menaces, ce peut être une condamnation.

– Ce doit être, voulez-vous dire… Eh bien, n'en doutez pas, il les exécutera. (Et hochant la tête d'un geste désolé): Et, ce qu'il y a d'épouvantable, continua-t-il, c'est que je ne saurais l'en blâmer. La jalousie des maris, le plus souvent, n'est qu'une question d'amour-propre. Trompés, ils sont frappés dans leur vanité, mais non pas atteints au cœur. Tandis que le comte de Claudieuse!… Ah! il aimait sa femme, lui, il l'adorait, elle était son bonheur et sa vie. En la lui prenant, je lui ai tout pris, oui, tout! C'est en le voyant éperdu de douleur et de rage que j'ai compris seulement l'adultère… Tout lui manquait à la fois. Sa femme avait un amant, sa fille préférée n'était pas de lui!… Je souffre cruellement, mais lui, ce qu'il endure, c'est un supplice sans nom. Et vous voulez qu'ayant une arme entre les mains, il ne s'en serve pas!… C'est une arme traîtresse et déloyale, c'est vrai, mais ai-je été loyal et honnête? Ce sera une lâche et ignoble vengeance, mais qu'était donc l'offense? À sa place, j'agirais comme lui.

Maître Folgat était atterré.

– Mais après? interrogea-t-il, en sortant de la maison?…

D'un geste machinal, Jacques passait et repassait la main sur son front, comme s'il eût pu ainsi rassembler ses idées.

– Après, répondit-il, je me suis enfui épouvanté, tel que l'homme qui vient de commettre un crime… La porte du jardin était ouverte, je me précipitai dehors. Quelle direction j'ai prise, quelles rues ai-je traversées, je serais incapable de le dire avec quelque certitude. Je n'avais plus qu'une idée fixe, obsédante: m'éloigner le plus vite et le plus loin possible de cette maison maudite. Je n'avais plus la tête à moi, j'allais, j'allais… Quand la raison m'est revenue, j'étais en pleine campagne, à une lieue de Sauveterre, sur la route de Boiscoran. L'instinct de la bête, plus résistant que l'intelligence, m'avait guidé par des chemins familiers et me ramenait à ma maison… Sur le premier moment, j'eus peine à comprendre comment je me trouvais là. J'étais comme l'ivrogne qui, s'éveillant, le cerveau plein de vapeurs de l'alcool, cherche à se ressouvenir de ce qui s'est passé durant son ivresse… Hélas! je ne me suis que trop ressouvenu de l'affreuse réalité. Il me fallait rentrer à la prison, il le fallait absolument, et je me sentais accablé d'une telle lassitude que j'ai craint un instant de n'avoir pas la force de revenir. Je suis revenu, pourtant… Blangin m'attendait, dévoré d'angoisses, car il était près de deux heures. Il m'a aidé à remonter ici, je me suis jeté tout habillé sur mon lit et je me suis endormi aussitôt, d'un sommeil atroce, peuplé de visions sinistres où je me voyais enchaîné au bagne, ou gravissant au bras d'un prêtre les marches de l'échafaud… Et en ce moment, je me demande presque si je suis bien éveillé, ou si ce n'est pas l'odieux cauchemar qui continue encore…

Se détournant, maître Folgat essuya une larme furtive.

– Malheureux! murmura-t-il.

– Oh, oui! bien malheureux, en effet, répéta Jacques. Que n'ai-je suivi la première inspiration qui m'est venue cette nuit, quand je me suis retrouvé sur la grande route! Je serais allé jusqu'à Boiscoran, je serais monté chez moi, et je me serais brûlé la cervelle… Maintenant, je ne souffrirais plus…