Allait-il donc s'attacher de nouveau à cette fatale pensée du suicide?
– Et vos parents! prononça maître Folgat.
– Mes parents!… Espérez-vous donc qu'ils survivront à la condamnation qui va me frapper?
– Et mademoiselle de Chandoré!
Il tressaillit, et vivement:
– Ah! c'est pour elle, s'écria-t-il, que je devrais en finir!… Pauvre Denise! Certes, en apprenant mon suicide, sa douleur serait horrible… Mais elle n'a pas vingt ans. Mon souvenir s'effacerait de son âme, mon image deviendrait moins distincte, et les mois s'ajoutant aux semaines, et les années aux mois, elle se consolerait. Vivre, n'est-ce pas oublier?…
– Non! vous ne pensez pas ce que vous dites, interrompit maître Folgat. Vous savez bien qu'elle n'oublierait pas, elle!
Une larme brilla dans les yeux de l'infortuné, et d'une voix éteinte:
– C'est vrai, dit-il, je crois que me frapper, ce serait frapper Denise. Mais songez-vous à ce que serait sa vie, après ma condamnation? Vous représentez-vous ce que seraient ses sensations quand, à chaque instant du jour, elle se répéterait: «Celui que j'aime uniquement est au bagne, confondu parmi les plus vils criminels, à tout jamais souillé, déshonoré, flétri!…» Ah! mille fois la mort plutôt…
– Jacques! monsieur de Boiscoran, oubliez-vous que j'ai votre parole?
– La preuve que je ne l'ai pas oubliée, c'est que je suis ici… Seulement, laissez faire, le jour n'est pas loin où vous me verrez si misérable que vous serez le premier à me mettre une arme entre les mains.
Mais le jeune avocat était de ceux que les obstacles irritent et passionnent au lieu de les décourager. Et déjà remis de la rude secousse:
– Avant de jeter les cartes, dit-il, attendez au moins que la partie soit perdue. Êtes-vous condamné? Pas encore; vous êtes innocent, et il est une justice au ciel pour réparer les bévues de la justice sur la terre. Qui nous dit que monsieur de Claudieuse parlera? Savons-nous seulement si, en ce moment même, il n'a pas rendu le dernier soupir?…
D'un bond, Jacques se dressa sur ses pieds, et pâlissant encore:
– Ah! taisez-vous! s'écria-t-il, car déjà cette fatale idée m'est venue qu'hier soir, peut-être, il ne s'est pas relevé! Fasse Dieu qu'il n'en soit pas ainsi! C'est alors, véritablement, que je serais un assassin!… C'est pour lui qu'à mon réveil a été ma première pensée. Je voulais envoyer prendre de ses nouvelles. Je ne l'ai pas osé.
Non moins que le prisonnier, maître Folgat se sentait le cœur serré d'une anxiété poignante.
– Nous ne pouvons, prononça-t-il, demeurer dans cette incertitude. Qu'aurions-nous à nous dire, ignorant le sort de monsieur de Claudieuse, d'où dépend le nôtre?… Souffrez que je vous quitte. Dès que je saurai quelque chose de positif, je vous en informerai par un mot. Et pas de faiblesse, surtout, quoi qu'il advienne.
Chez le docteur Seignebos le jeune avocat devait être certainement renseigné. Il y courut, et dès qu'il parut:
– Arrivez donc! morbleu! s'écria le médecin. Je laisse vingt malades se morfondre pour vous attendre. J'étais bien sûr que vous viendriez… Que s'est-il passé hier soir chez les Claudieuse?
– Alors, vous savez…
– Rien. J'ai vu l'effet, mais je n'ai pu que soupçonner la cause. L'effet, le voici: hier soir, vers les onze heures, je venais de me mettre au lit, rompu de fatigue, lorsque tout à coup on s'est mis à tirer ma sonnette à la briser… Je n'aime pas qu'on carillonne si fort chez moi, et je me levais pour laver la tête du carillonneur, quand le domestique du comte de Claudieuse, bousculant mon domestique à moi, qui voulait le retenir, est entré comme un fou en me criant de venir bien vite, que son maître venait de mourir.
– Ah! mon Dieu!…
– Voilà justement ce que je me suis écrié, parce que tout en jugeant le comte fort malade, je ne le croyais pas si près de sa fin…
– Il est donc mort…
– Pas du tout… Mais si vous m'interrompez sans cesse, nous n'en finirons jamais… (Et retirant, pour les essuyer et les remettre, ses lunettes à branches d'or): En un tour de main je fus habillé, poursuivit le docteur Seignebos, et en trois sauts j'arrivai rue Mautrec. C'est dans le salon du rez-de-chaussée qu'on me fit entrer. Là, à ma grande stupeur, je trouvai monsieur de Claudieuse gisant sur un canapé. Il était pâle et roide, ses traits étaient affreusement décomposés et il portait au front une légère blessure d'où un mince filet de sang avait jailli. Par ma foi! je crus bien que tout était fini…
– Et la comtesse?
– Madame de Claudieuse était agenouillée près de son mari et, aidée de ses femmes, elle essayait de le rappeler à la vie en le frictionnant et en lui appliquant sur la poitrine des serviettes brûlantes… Sans ces soins intelligents, elle serait veuve à cette heure, tandis qu'au contraire elle ne le sera peut-être pas d'ici longtemps… Ce sacré comte a l'âme chevillée dans le corps… À quatre que nous étions là, nous l'avons pris, monté dans sa chambre et couché dans son lit, préalablement chauffé fortement. Bientôt il a remué, ses yeux se sont rouverts, et au bout d'un quart d'heure il avait repris toute sa connaissance et parlait fort librement, bien que d'une voix encore faible. Alors, comme de raison, je demandai ce qui s'était passé, et pour la première fois je vis se démentir l'effrayant sang-froid de la comtesse. Elle balbutiait pitoyablement, et c'est avec une expression effarée qu'elle regardait son mari, comme pour lire dans ses yeux ce qu'elle devait me répondre… C'est lui qui me répondit, et avec un embarras qui ne pouvait pas m'échapper. Il me conta que s'étant trouvé seul, et se sentant mieux que de coutume, il avait eu la fantaisie d'essayer ses forces. Il s'était donc levé, avait passé sa robe de chambre et était descendu. Mais en entrant dans le salon, il avait été pris d'un étourdissement et était tombé si malheureusement que son front avait heurté l'angle d'un meuble. Feignant d'être dupe: «C'est fort imprudent, lui dis-je, ce que vous avez fait là, et il ne faudrait pas recommencer…» Alors, lui, regardant sa femme d'un air singulier: «Oh! soyez tranquille, me répondit-il, je ne ferai plus d'imprudence, j'ai trop envie de guérir, jamais je n'ai tant tenu à la vie…»
Maître Folgat remuait les lèvres pour répliquer; le docteur, d'un geste, lui ferma la bouche.
– Attendez, fit-il, je n'ai pas terminé… (Et toujours tracassant ses lunettes) J'allais me retirer, continua-t-il, lorsque soudain, arrive une femme de chambre, qui d'un air très effrayé annonce à madame de Claudieuse que l'aînée de ses filles, la petite Marthe, que vous connaissez, vient d'être prise de convulsions terribles. Tout naturellement je me rends près d'elle, et je la trouve en proie à une crise nerveuse d'un caractère véritablement alarmant. Avec beaucoup de peine je la calmai, et lorsqu'elle me parut remise, entrevoyant une relation entre l'indisposition de la fille et l'accident du père: «Maintenant, mon enfant, lui dis-je d'un ton paternel, il faut m'apprendre ce que vous avez eu.» Elle hésita, puis: «J'ai eu peur, répondit-elle. Peur de quoi? ma mignonne.» Elle se haussait sur son lit, cherchant du regard les yeux de sa mère, mais je m'étais placé de façon qu'elle ne les pût apercevoir. Ayant répété ma question: «Eh bien, voilà! docteur, me dit-elle: on venait de me coucher, lorsque j'entendis sonner. Je me levai et j'allai me placer à la fenêtre pour regarder qui pouvait venir si tard. Je vis la bonne aller ouvrir, un flambeau à la main, et revenir vers la maison suivie d'un monsieur que je ne connais pas…» La comtesse interrompit, et vivement: «C'était, s'écria-t-elle, un envoyé du tribunal, chargé d'une communication pressante!» Mais je n'eus pas l'air de l'entendre, et toujours m'adressant à Marthe: «Est-ce donc, lui demandai-je, ce monsieur qui vous a fait si grand peur? – Oh, non! – Quoi, alors?…» Du coin de la paupière j'épiais madame de Claudieuse. Elle était sur des charbons. Pourtant, elle n'osa pas imposer silence à sa fille. «Eh bien, docteur! reprit la petite, le monsieur était à peine entré dans la maison que je vis, entre les arbres, une des statues qui bougeait sur son piédestal, qui se mettait en mouvement et qui, tout doucement, glissait le long de l'allée de tilleuls…»