– L'important, répondit-il, est de tirer Jacques de prison. Il faudrait voir, consulter…
Quelques coups rapides et légers, frappés à la porte, l'interrompirent.
– Entrez! cria-t-il.
Un domestique entra, portant une large enveloppe avec cette mention: télégraphie privée.
– Parbleu! s'écria le marquis, j'en étais bien sûr!… Voilà qui va nous mettre l'esprit en repos!
Le domestique s'était retiré; il rompit l'enveloppe. Mais au dernier regard jeté sur cette dépêche, le sourire se glaça sur ses lèvres; il pâlit et dit seulement:
– Mon Dieu!…
Rapide comme la pensée, Mme de Boiscoran s'empara du papier fatal. Elle lut d'un coup d'œiclass="underline" Vite, arrivez. Jacques en prison, au secret, accusé d'un crime affreux. Toute la ville dit qu'il est coupable et qu'il a même avoué. C'est une infâme calomnie. Son juge est son ancien ami, Galpin-Daveline, qui devait épouser cousine Lavarande. Ne sais rien, sinon que Jacques est innocent. C'est une intrigue abominable. Grand-père Chandoré et moi ferons l'impossible. Votre secours indispensable. Venez, venez.
Denise de Chandoré
– Ah! mon fils est perdu! s'écria Mme de Boiscoran en fondant en larmes.
Mais déjà le marquis s'était redressé sous ce coup terrible.
– Et moi, s'écria-t-il, plus que jamais je dis, comme Denise, qui est une brave fille: oui, Jacques est innocent! Mais il est en péril, je le reconnais… c'est un dangereux engrenage que celui d'un procès criminel. Que ne fait-on pas dire à un homme au secret!…
– Il faut agir! interrompit Mme de Boiscoran, à demi folle de douleur.
– Oui, et sans perdre une seconde… Nous avons des amis. Cherchons lesquels d'entre eux nous serviront le plus utilement.
– Je puis écrire à monsieur de Margeril…
De pâle qu'il était, le marquis devint livide.
– C'est vous! s'écria-t-il, vous, qui osez prononcer ce nom devant moi!
– Il est tout-puissant, monsieur, mon fils est en danger…
D'un geste menaçant, le marquis l'arrêta.
– J'aimerais mieux, s'écria-t-il, de l'accent de la haine la plus atroce, j'aimerais mieux mille fois laisser mon fils innocent périr sur l'échafaud que de devoir son salut à cet homme!
Mme de Boiscoran semblait près de s'évanouir.
– Mon Dieu! balbutia-t-elle, vous savez pourtant bien que je n'ai été qu'imprudente…
– Assez! interrompit durement le marquis. (Et se maîtrisant, grâce à un puissant effort): Avant de rien tenter, il faut savoir à quoi s'en tenir, reprit-il. Ce soir, vous partirez pour Sauveterre…
– Seule?
– Non. Je vous trouverai un conseil, un légiste habile et sûr, un avocat qui ne soit pas un homme politique, s'il en reste un… Il vous guidera, là-bas, et me tiendra au courant, afin que je puisse agir ici selon les circonstances. Denise a raison: Jacques doit être victime de quelque ténébreuse intrigue… N'importe, nous le sauverons. Mais il faut du calme, beaucoup de calme…
Et ce disant, il sonnait avec une telle violence que tous les domestiques accoururent, effarés.
– Vite, commanda M. de Boiscoran, qu'on aille me chercher mon avoué, maître Chapelain… qu'on prenne une voiture.
Le domestique qui se chargea de la commission fit une telle diligence que, vingt minutes plus tard, maître Chapelain arrivait.
– Ah! nous avons besoin de toute votre expérience, mon digne ami, lui dit le marquis. Tenez, lisez ces dépêches…
Fort heureusement l'avoué savait garder le secret de ses impressions, car il crut à la culpabilité de Jacques, sachant bien avec quelle circonspection sont délivrés les mandats d'arrêt.
– J'ai l'homme qu'il faut à madame la marquise, dit-il enfin.
– Ah!
– Un garçon que sa modestie a toujours empêché de se produire, bien qu'il soit un des plus habiles jurisconsultes que je sache, et un admirable orateur.
– Et vous le nommez?…
– Manuel Folgat. Je vais vous l'envoyer…
Deux heures après, en effet, le protégé de maître Chapelain franchissait le seuil de l'hôtel de Boiscoran.
C'était un homme de trente à trente-deux ans, très brun, avec de grands yeux bien ouverts, et dont toute la physionomie respirait l'intelligence et l'énergie.
Il plut au marquis, lequel, après lui avoir exposé ce qu'il savait de la situation de Jacques, entreprit de lui faire connaître le terrain sur lequel il allait manœuvrer, lui disant quels alliés et quels adversaires il rencontrerait à Sauveterre, lui recommandant surtout de se fier à M. Séneschal, un vieil ami de la famille, personnage influent et le plus retors de tous ces diplomates de sous-préfecture, qui rendraient des points à Machiavel.
– Tout ce qu'il est humainement possible de faire sera fait, monsieur, dit l'avocat.
Et le soir même, à huit heures quinze minutes, la marquise de Boiscoran et Manuel Folgat prenaient place dans un coupé du chemin de fer d'Orléans.
2
Le chemin de fer qui relie Sauveterre à la ligne d'Orléans doit une légitime célébrité à une série de courbes absolument inutiles, mais qui sont comme un défi au bon sens et qui seraient le théâtre d'accidents quotidiens si l'on s'avisait de marcher à une vitesse de plus de huit ou dix kilomètres à l'heure. La gare, toujours pour la plus grande commodité de messieurs les voyageurs, a été bâtie à une bonne demi-lieue de la ville, sur l'emplacement des jardins de M. Thibault, le premier banquier de l'arrondissement. On y arrive par une jolie route jalonnée d'auberges et de cabarets, lesquels, les jours de marché, s'emplissent de paysans qui, le verre à la main et la bouche pleine de protestations de bonne foi, cherchent à se voler à qui mieux mieux.
Les jours ordinaires, même, cette route est assez fréquentée, car le chemin de fer est devenu un but de promenade. On y va voir arriver ou partir les trains, dévisager les étrangers, et aussi épiloguer sur les motifs connus ou secrets qui peuvent déterminer M. Untel ou Mme Unetelle à se mettre en voyage.
Il était neuf heures du matin, lorsqu'approcha enfin de Sauveterre le train qui amenait la marquise de Boiscoran et maître Folgat.
La marquise était brisée des fatigues et des angoisses de cette nuit passée tout entière à discuter les chances de salut de son fils, et d'autant plus anéantie que maître Folgat s'était étudié à ne pas encourager ses espérances. C'est qu'il partageait, sans en avoir rien laissé paraître, les doutes de maître Chapelain. De même que le vieil avoué, le jeune avocat s'était dit qu'on n'arrête pas un homme tel que Jacques de Boiscoran sans les plus fortes raisons, sans avoir en main de ces preuves qui valent presque une certitude. Bientôt le train ralentit sa marche.
– Pourvu, mon Dieu! fit Mme de Boiscoran, pourvu que Denise et monsieur de Chandoré aient eu l'idée d'envoyer une voiture par-devant de nous.
– Pourquoi cela, madame? demanda maître Folgat.
– Pour m'y jeter bien vite, monsieur, pour y dérober à tous les yeux ma douleur et mes larmes…
Le jeune avocat secoua la tête.
– C'est ce que vous vous garderez de faire, madame, dit-il, si j'ai sur vos actions quelque influence…