– Précisément. Dans cette lettre monsieur de Boiscoran dit à mademoiselle Denise qu'il est retenu loin d'elle par une affaire impérieuse.
– Ah!
– Avez-vous idée de ce que pouvait être cette affaire?
– Aucunement, monsieur, je vous le jure.
– Cependant, voyons, ce ne peut être sans raison que monsieur de Boiscoran s'est privé du plaisir de passer la soirée auprès de sa fiancée?
– Non, en effet.
– Ce ne peut être sans but, qu'au lieu de suivre la grande route, il s'est lancé à travers les marais inondés et qu'il est revenu à travers bois…
Le vieil Antoine, littéralement, s'arrachait les cheveux.
– Ah! monsieur! s'écria-t-il, vous dites là précisément ce que disait monsieur Galpin-Daveline!
– C'est malheureusement ce que dira tout homme sensé.
– Je le sais, monsieur, je ne le sais que trop. Et monsieur Jacques lui-même l'a si bien senti qu'il a essayé d'inventer un prétexte. Mais il n'a jamais menti, monsieur Jacques, il ne sait pas mentir, et lui qui a tant d'esprit, il n'a rien su trouver qu'un prétexte dont l'absurdité saute aux yeux. Il dit qu'il allait à Bréchy voir son marchand de bois…
– Et pourquoi non! fit M. de Chandoré.
Antoine secoua la tête.
– Parce que, répondit-il, le marchand de bois de Bréchy est un voleur, et qu'au su et vu de tout le monde, monsieur l'a mis dehors par les épaules, voilà plus de trois ans. C'est à Sauveterre que nous vendons nos coupes.
Maître Folgat venait de sortir de sa poche un agenda, et il y notait certaines indications d'Antoine, arrêtant déjà les grandes lignes de sa défense.
Cela fait:
– À cette heure, commença-t-il, arrivons à Cocoleu.
– Ah! le misérable! s'écria Antoine.
– Vous le connaissez?
– Comment ne le connaîtrais-je pas, moi qui ai passé toute ma vie ici, à Boiscoran, au service de défunt l'oncle de monsieur!
– Alors, quel individu est-ce, décidément?
– Un idiot, monsieur, ou, comme on dit ici, un innocent, qui a la danse de Saint-Guy, par-dessus le marché, et qui tombe du haut mal.
– Ainsi, il est de notoriété publique qu'il est complètement imbécile?
– Oui, monsieur. Quoique pourtant j'ai entendu des gens soutenir qu'il n'était pas si dénué de bon sens qu'on croyait, et qu'il faisait, comme on dit, l'âne pour avoir du son…
M. de Chandoré l'interrompit.
– Sur ce sujet, dit-il, le docteur Seignebos peut donner les renseignements les plus précis, ayant gardé Cocoleu chez lui près de deux ans.
– Aussi ai-je bien l'intention de voir le docteur, répondit maître Folgat. Mais, avant tout, il faudrait retrouver ce misérable idiot…
– Vous avez entendu monsieur Séneschal, monsieur, il a mis la gendarmerie à sa poursuite.
Antoine se permit une grimace.
– Quand les gendarmes prendront Cocoleu, déclara-t-il, c'est qu'il aura voulu se laisser prendre.
– Pourquoi, s'il vous plaît?
– Parce que, messieurs, il n'y a personne comme cet innocent pour connaître les coins et les recoins du pays, les trous, les fourrés, les cachettes, et qu'avec l'habitude qu'il a eu de vivre comme un sauvage, de fruits, de racines et d'oiseaux, il peut, en cette saison, rester trois mois sans approcher d'une maison.
– Diable! fit maître Folgat, désappointé.
– Je ne connais qu'un homme, continua le vieux serviteur, capable de dénicher Cocoleu, c'est le fils de notre métayer, Michel, ce gars que vous avez vu en bas.
– Qu'il vienne! dit M. de Chandoré.
Appelé, Michel ne tarda pas à paraître, et quand on lui eut expliqué ce qu'on attendait de lui:
– Il y a moyen, répondit-il, quoique certainement ce ne soit point aisé. Si Cocoleu n'a pas la raison d'un homme, il a la malice d'une bête… Enfin, on va essayer.
Rien ne retenait plus à Boiscoran M. de Chandoré ni maître Folgat.
Après avoir recommandé au vieil Antoine de bien surveiller les scellés et de donner, s'il était possible, un coup d'œil au fusil de Jacques, lorsque la justice viendrait enlever les pièces à conviction, ils remontèrent en voiture.
Et cinq heures sonnaient à la cathédrale de Sauveterre quand ils arrivèrent rue de la Rampe.
Mlle Denise attendait dans le salon. Elle se leva lorsqu'ils entrèrent, pâle, les yeux secs et brillants.
– Comment! tu es seule! s'écria M. de Chandoré, on t'a laissée seule!
– Ne te fâche pas, grand-père. Je viens de décider madame de Boiscoran, qui était épuisée de fatigue, à prendre, avant dîner, une heure de repos.
– Et tantes Lavarande?
– Elles sont sorties, grand-père. Elles doivent être en ce moment chez monsieur Galpin-Daveline.
Maître Folgat tressauta.
– Oh!… fit-il.
– Mais c'est une démarche insensée! s'écria le vieux gentilhomme.
D'un mot la jeune fille lui ferma la bouche.
– C'est moi, dit-elle, qui l'ai voulu.
5
Oui, la démarche des demoiselles de Lavarande était insensée. Au point où en étaient les choses, aller trouver M. Galpin-Daveline, c'était peut-être lui porter des armes dont il écraserait Jacques.
Mais, à qui la faute, sinon à M. Chandoré et à maître Folgat? N'avaient-ils pas commis une impardonnable imprudence en partant pour Boiscoran sans prévenir, sans autre précaution que de faire dire par le domestique de M. Séneschal qu'ils seraient de retour pour dîner et qu'il ne fallait pas s'inquiéter?
Ne pas s'inquiéter!… Et c'est à la marquise de Boiscoran et à Mlle Denise, à la mère et à la fiancée de Jacques qu'ils disaient cela!…
Certainement, sur le premier moment, ces deux infortunées conservèrent un sang-froid relatif, chacune s'efforçant de donner à l'autre l'exemple du courage et de la confiance. Mais à mesure que s'étaient écoulées les heures, leurs angoisses avaient repris le dessus, et peu à peu leur douleur s'était exaltée de l'échange de leurs craintes. Elles se représentaient Jacques innocent et cependant traité comme les pires criminels, seul, au fond d'un cachot, livré aux plus horribles inspirations du désespoir. Quelles pouvaient être ses réflexions depuis plus de vingt-quatre heures qu'il était sans nouvelle des siens? Ne devait-il pas se croire méprisé, abandonné, renié?
Cette idée est intolérable! s'écria enfin Mlle Denise. À tout prix, il faut arriver jusqu'à lui.
– Comment? demanda Mme de Boiscoran.
– Je ne sais, mais il doit y avoir un moyen. Il est des choses que, seule, je n'aurais pas osé; mais avec vous, ma chère mère, je puis tout tenter. Allons à la prison…
Vivement, Mme de Boiscoran jeta sur ses épaules son manteau de voyage.
– Je suis prête, dit-elle, partons!
Elles avaient bien l'une et l'autre entendu dire que Jacques était «au secret», mais ni l'une ni l'autre n'attachaient à cette expression sa réelle et effrayante signification. Elles n'avaient nulle idée de cette mesure atroce et cependant indispensable en l'état de notre législation, qui supprime en quelque sorte un homme, qui le mure dans une cellule, seul en face du crime dont il est accusé, seul, à l'entière et absolue discrétion d'un autre homme, chargé de lui arracher la vérité.