À quoi bon récriminer sur un fait accompli contre lequel on ne peut rien!
Si contrarié que fût maître Folgat, lorsqu'il apprit de Mlle Denise la démarche des tantes Lavarande, il évita d'en rien laisser paraître. N'était-ce pas à lui d'avoir du sang-froid pour tous au milieu de cette famille si cruellement éprouvée?
M. de Chandoré, d'ailleurs, dissimulait mal son mécontentement. Et, en dépit de son respect pour les volontés de Mlle Denise:
– Certes, chère fille, je ne dis pas que tu as eu tort… Cependant tu connais tes tantes, et tu sais combien peu elles sont conciliantes. Elles sont capables d'exaspérer monsieur Galpin-Daveline…
– Qu'importe! interrompit fièrement la jeune fille. La circonspection ne sied qu'aux coupables, et Jacques est innocent.
– Mademoiselle a raison, approuva maître Folgat, qui parut ainsi subir, comme toute la famille, l'ascendant de Mlle Denise. Quoi que puissent faire ou dire les demoiselles de Lavarande, elles n'empireront pas la situation. Monsieur Galpin-Daveline n'en sera ni plus ni moins un ennemi acharné.
Grand-père Chandoré eut un soubresaut.
– Cependant…, commença-t-il.
– Oh! ce n'est pas à lui que je m'en prends, interrompit le jeune avocat, mais à l'institution dont il subit la fatalité. Est-il bien possible qu'un juge d'instruction demeure absolument impartial, en certaines causes retentissantes comme celle-ci, où il joue en quelque sorte son avenir! On est certes un magistrat intègre, incapable de forfaiture, étroitement attaché au devoir, mais on est homme, mais on a ses intérêts!… On n'aime pas au ministère les enquêtes qui aboutissent à une ordonnance de non-lieu. Le juge qu'on récompense n'est pas toujours celui qui a le mieux su dégager la vérité d'une ténébreuse affaire…
– Mais monsieur Galpin-Daveline était notre ami, monsieur…
– Oui, et c'est là ce qui m'épouvante. Quelle sera sa situation, le jour où monsieur de Boiscoran sera reconnu innocent?
– Enfin!… nous allons savoir ce qu'ont fait les tantes Lavarande…
Elles rentraient, en effet, très fières de leur expédition et agitant triomphalement la copie de la lettre de Jacques.
Cette copie, Mlle Denise la prit, et, tandis qu'elle se retirait à l'écart pour la lire, Mlle Adélaïde racontait l'entrevue, disant combien elle avait été ferme et dédaigneuse, et combien M. Galpin-Daveline lui avait paru humble et repentant.
– Car il a été foudroyé, reprenaient, en duo, les vieilles demoiselles, car il a été anéanti, écrasé!
– Oui, vous venez de faire un beau coup, grommelait M. de Chandoré, et je vous engage à vous en vanter.
– Les tantes ont bien agi, déclara Mlle Denise. Voyez plutôt ce que m'écrivait Jacques. C'est précis, c'est net. Que pouvons-nous craindre après cette dernière phrase: «Soyez sans inquiétude. Je saurai, le moment venu, dissiper cette funeste erreur.»
Ayant pris la copie et l'ayant lue, maître Folgat hochait la tête.
– Il n'était pas besoin de cette lettre, prononça-t-il, pour fixer mon opinion. Au fond de cette affaire est un secret que nul de nous n'a pénétré. Seulement, monsieur de Boiscoran est bien téméraire de jouer ainsi avec un procès criminel. Que ne s'est-il disculpé tout de suite! Ce qui était facile hier peut devenir difficile demain et impossible dans huit jours…
– Jacques, monsieur, s'écria Mlle Denise, est un homme trop supérieur pour qu'on ne s'en remette pas absolument à ce qu'il dit!
Mme de Boiscoran, qui entrait, empêcha l'avocat de répondre.
Deux heures de repos avaient rendu à la malheureuse femme une partie de son énergie et de sa présence d'esprit accoutumée, et elle venait demander qu'on expédiât un télégramme à son mari.
– C'est le moins que nous puissions faire, murmura M. de Chandoré, quoiqu'en vérité ce soit bien inutile. Boiscoran se soucie bien de son fils, ma foi! Ah! s'il s'agissait d'une faïence rare, ou d'une assiette qui manque à sa collection, ce serait une autre histoire!…
La dépêche n'en fut pas moins rédigée et envoyée au télégraphe, juste comme un domestique venait annoncer que le dîner était servi.
Et ce repas fut moins triste qu'on ne l'eût supposé. Certes, chacun avait bien le cœur oppressé, en songeant qu'en ce moment même c'était un geôlier qui servait à Jacques l'ordinaire de la prison. Certes, Mlle Denise ne sut pas retenir une larme en voyant maître Folgat à la place où s'asseyait son fiancé… Mais personne, hormis le jeune avocat, ne croyait que Jacques fût vraiment en péril.
M. Séneschal, par exemple, qui arriva au moment où on servait le café, partageait, c'était manifeste, les anxiétés de maître Folgat. L'excellent maire venait chercher des nouvelles de ses amis, et leur dire comment s'était passée sa journée.
L'enterrement des pompiers avait eu lieu sans bruit, sinon sans une profonde émotion. La manifestation qu'il redoutait n'avait pas donné signe de vie, et le docteur Seignebos n'avait point pris la parole au cimetière. Manifestation et discours eussent été, du reste, mal accueillis, ajoutait M. Séneschal, car il avait eu la douleur de constater que l'immense majorité des Sauveterriens croyait fermement à la culpabilité de M. de Boiscoran. Dans plusieurs groupes, il avait entendu des gens qui disaient: «Et cependant, vous verrez qu'il ne sera pas condamné. Un pauvre diable qui aurait commis ce crime abominable serait sûr d'avoir le cou coupé. Mais lui, le fils du marquis de Boiscoran… vous verrez qu'on le renverra blanc comme neige.»
Le roulement d'une voiture qui s'arrêtait à la porte de la rue lui coupa fort à propos la parole.
– Qu'est-ce? fit Mlle Denise en se dressant.
On entendit, dans le corridor, un bruit de voix et de pas, quelque chose comme le trépignement d'une lutte, et presque immédiatement la porte de la salle à manger s'ouvrit, et le fils du métayer de Boiscoran, Michel, parut en s'écriant:
– C'est fait, je le tiens, je l'amène!
Et en même temps, il attirait Cocoleu, lequel se débattait en grognant et jetait autour de lui les regards effarés de la bête prise au piège.
– Par ma foi! mon gars, s'écria M. Séneschal, vous avez été plus habile que les gendarmes!
À la façon dont Michel cligna de l'œil, il fut aisé de voir que sa foi en l'habileté de la gendarmerie n'était pas illimitée.
– Ce tantôt, dit-il, quand j'ai promis à monsieur le baron de dénicher Cocoleu, j'avais mon idée. Je savais que, dans le temps, il allait souvent se terrer, comme une bête puante qu'il est, dans une manière de trou qu'il s'était creusé sous des rochers, au plus épais des bois de Rochepommier. C'était le hasard qui m'avait fait découvrir ce terrier, car on passerait bien cent fois à côté et même dessus sans se douter qu'il existe. Donc, quand monsieur le baron m'a dit que «l'innocent» avait disparu, j'ai pensé en moi-même: sûr, il se cache dans son trou, allons voir!… Là-dessus, je prends mes jambes à mon cou, j'arrive aux rochers et je trouve Cocoleu… Seulement, je peux dire que j'ai eu du mal à le tirer dehors, le gredin, il ne voulait pas venir, et en se défendant, il m'a mordu la main, comme un chien enragé qu'il est… (Sur quoi, Michel agitait sa main gauche enveloppée d'un linge ensanglanté.) Pour amener mon idiot, poursuivit-il, ça a été toute une histoire. J'ai été obligé de lui lier les mains et de le porter jusque chez mon père. Là, nous l'avons hissé dans notre cabriolet, et le voilà… Regardez-moi le joli garçon!