Il était hideux, en ce moment, avec sa face livide, marquée de plaques rouges, ses lèvres pendantes, frangées de bave, et ses regards hébétés.
– Pourquoi ne voulais-tu pas venir? lui demanda M. Séneschal.
L'idiot ne sembla même pas entendre.
– Pourquoi as-tu mordu Michel? insista le maire. Cocoleu ne répondit pas.
– Sais-tu que monsieur de Boiscoran est en prison à cause de ce que tu as dit?
Toujours pas de réponse.
– Ah! ce n'est pas la peine de l'interroger, dit Michel. Vous le battriez jusqu'à demain, que vous lui feriez sortir l'âme du corps plutôt qu'une parole de la bouche.
– J'ai… j'ai faim!… bégaya Cocoleu.
Maître Folgat eut un geste indigné.
– Et penser, murmura-t-il, que c'est sur la déposition d'un tel être qu'on base une accusation capitale!
Grand-père Chandoré, lui, semblait assez embarrassé.
– Avec tout cela, demanda-t-il, qu'allons-nous faire de ce misérable idiot?
– Je vais moi-même, à l'instant, répondit M. Séneschal, le conduire à l'hôpital, et prévenir de la trouvaille le docteur Seignebos et le procureur de la République.
Le docteur Seignebos avait des ridicules, c'est incontestable, et toutes les burlesques aventures que lui attribuaient ses ennemis n'étaient pas imaginaires. Il avait, en tout cas, cette qualité, devenue rare, de professer pour son «art», comme il disait, un respect voisin du fanatisme. La Faculté, selon lui, était impeccable, et volontiers il lui attribuait l'infaillibilité qu'il déniait au pape. Il confessait bien dans l'intimité que certains de ses confrères étaient des ânes ânonnant, mais jamais il n'eût permis à un profane d'émettre, devant lui, cette irrévérencieuse opinion. Du moment où un homme était muni de ce fameux diplôme qui confère le droit de vie et de mort, cet homme, à son avis, devait être pour le vulgaire un personnage auguste. C'était un crime, à ses yeux, que de ne se point soumettre aveuglément à l'arrêt d'un médecin.
De là son opiniâtreté à tenir tête à M. Galpin-Daveline, l'amertume de ses contradictions et le sans-façon avec lequel il avait prié «messieurs de la justice» d'aller procéder hors de la chambre où gisait son malade.
– Car ces diables-là, avait-il dit, tueraient un homme pour en tirer le moyen de faire couper la tête à un autre…
Et là-dessus, reprenant ses pinces, ses bistouris et son éponge, il s'était remis à l'œuvre, et Mme de Claudieuse l'aidant, il avait recommencé à extraire les grains de plomb qui criblaient les chairs du comte.
À neuf heures, il avait fini.
– Non que je prétende avoir tout retiré, déclara-t-il modestement, mais s'il reste encore quelques grains, ils sont hors de ma portée, et il me faut attendre que certains symptômes me révèlent leur présence.
Du reste, ainsi qu'il l'avait prévu, la situation de M. de Claudieuse paraissait fort empirée. À son exaltation première avait succédé une si grande prostration qu'il semblait insensible à tout ce qui se passait autour de son lit. La fièvre traumatique commençait à se manifester par de légers frissons, et étant donné la constitution du comte, il était aisé de prévoir que la journée ne s'écoulerait pas sans que le délire s'emparât de son cerveau.
– Je considère cependant le danger comme nul, dit M. Seignebos à la comtesse, après lui avoir signalé, pour qu'elle ne s'en alarmât pas, tous les accidents qui pouvaient survenir, après lui avoir bien recommandé, surtout, de ne laisser personne approcher du lit de son mari, et M. Galpin-Daveline moins que quiconque.
La recommandation n'était pas inutile, car presque au même moment, un paysan vint annoncer qu'il y avait là un bourgeois de Sauveterre, lequel demandait à parler à M. de Claudieuse.
– Qu'il vienne, répondit le docteur. C'est moi qui vais le recevoir.
C'était un nommé Têtard, un ancien huissier qui avait vendu son étude pour se lancer dans le commerce des pierres.
Seulement, outre qu'il était ancien officier ministériel et négociant, ainsi que le portaient ses cartes de visite, ledit Têtard était le représentant d'une compagnie d'assurances contre l'incendie. C'est en cette dernière qualité qu'il osait se présenter, déclara-t-il à la comtesse, parlant à sa personne.
Il avait ouï dire que les bâtiments du Valpinson, assurés à sa compagnie, venaient d'être détruits, et que l'incendie avait été allumé sciemment par M. de Boiscoran, et c'est sur ce sujet qu'il voulait conférer avec M. de Claudieuse. Loin de lui, protestait-il, la pensée de décliner la responsabilité de sa compagnie; seulement il tenait à réserver pour elle le recours légal contre M. de Boiscoran, lequel avait de la fortune et serait certainement condamné à payer le sinistre dont il était l'auteur. Mais certaines formalités étaient nécessaires, et il venait engager M. de Claudieuse à prendre, de concert avec lui, Têtard, les mesures…
– Et moi, je vous engage à me montrer les talons! s'écria M. Seignebos d'une voix tonnante, et je vous trouve bien hardi de prononcer ainsi le nom de monsieur de Boiscoran!
M. Têtard fila sans mot dire, et c'est tout ému de cet incident que le docteur examina la plus jeune des filles de Mme de Claudieuse, celle qu'elle veillait au moment de la catastrophe et qui allait décidément mieux.
Après cela, rien ne le retenait plus au Valpinson.
Il serra soigneusement dans sa trousse les grains de plomb extraits des blessures du comte; puis, attirant Mme de Claudieuse jusqu'au seuil de la pauvre masure:
– Avant de m'éloigner, madame, dit-il, je tiens à vous demander ce que vous pensez des événements de cette nuit…
Plus pâle qu'une morte, la malheureuse femme semblait ne tenir debout que par un miracle d'énergie. Il n'y avait en elle de vivants que les yeux, qui brillaient d'un éclat extraordinaire.
– Eh! le sais-je, monsieur, répondit-elle d'une voix faible. Ai-je donc, après de si rudes épreuves, la tête assez à moi pour réfléchir?…
– Vous avez cependant interrogé Cocoleu?…
– Qui n'aurais-je pas interrogé pour découvrir la vérité!
– Et le nom qu'il a prononcé ne vous a pas stupéfiée?
– Vous avez dû le voir, monsieur…
– Je l'ai vu, et c'est pour cela que j'insiste et que je tiens à avoir votre opinion sur l'état mental de Cocoleu.
– Le malheureux est idiot, monsieur, ne le savez-vous pas?
– Je le sais, et c'est pour cela que j'ai été surpris de votre insistance à le faire parler. Vous pensiez donc qu'en dépit de son imbécillité habituelle, il peut avoir quelques lueurs de raison…
– Il venait, l'instant d'avant, d'arracher mes enfants aux flammes.
– Cela prouve son dévouement pour vous.
– Il m'est attaché, en effet, comme le serait un pauvre animal que j'aurais recueilli et dont j'aurais pris soin.
– Soit… Et pourtant son action dénote plus qu'un instinct purement bestial.
– C'est possible. Il m'est arrivé de surprendre chez Cocoleu des éclairs d'intelligence.
Ayant retiré ses lunettes d'or, le docteur les essuyait avec fureur.
– Il est bien fâcheux, grommela-t-il, qu'un de ces éclairs ne l'ait pas illuminé, quand il a vu monsieur de Boiscoran allumer le feu et se préparer à assassiner monsieur de Claudieuse.