Il s'exprimait, en tout cas, avec une sorte d'hésitation, et en regardant fixement Mlle Denise, comme pour lui faire comprendre qu'il eût été content qu'elle se retirât.
– Une discussion médico-légale, fit-il, n'intéressera guère mademoiselle…
– Eh! monsieur, interrompit la jeune fille, comment ne serais-je pas intéressée passionnément, lorsqu'il s'agit de l'homme dont je dois devenir la femme.
– C'est que les dames sont, en général, très impressionnables, dit assez peu poliment le docteur, très sensibles…
– Rassurez-vous, docteur. Pour le salut de Jacques, je saurais montrer une énergie virile.
Le docteur connaissait assez Mlle Denise pour comprendre qu'elle ne s'éloignerait pas.
– Comme il vous plaira! grommela-t-il. (Et se retournant vers maître Folgat): Vous le savez, reprit-il, deux coups de fusil ont été tirés sur monsieur de Claudieuse. Le premier, qui l'a atteint au flanc, a, comme on dit, légèrement écarté. Le second, qui a frappé l'épaule et le cou, a fait balle…
– Je sais cela, dit l'avocat.
– La différence des effets prouve que ces deux coups de feu ont été tirés de distances inégales, le second de plus près que le premier.
– Je sais, je sais…
– Permettez… Si je rappelle ces détails, c'est qu'ils ont leur valeur. Appelé au milieu de la nuit près de monsieur de Claudieuse, je procédai immédiatement à l'extraction des grains de plomb. Pendant que j'opérais, monsieur Galpin est arrivé. Je croyais qu'il allait me demander à voir les plombs déjà retirés, il n'en a pas eu l'idée, tant il avait la cervelle à l'envers. Il ne songeait qu'au coupable, à son coupable. Je ne lui ai pas rappelé l'a b c de son métier, ce n'est pas mon affaire. Le médecin doit obtempérer aux injonctions de la justice, mais non pas aller au-devant…
– Et alors?
– Alors, monsieur Galpin est parti pour Boiscoran et j'ai continué ma besogne. J'ai extrait cinquante-sept grains de plomb des plaies du côté, et cent neuf des blessures de l'épaule et du cou. Et cela fait, savez-vous ce que j'ai constaté?… (Il s'arrêta, ménageant son effet; et l'attention lui semblant assez surexcitée): J'ai constaté, reprit-il, que le plomb des deux blessures n'est pas pareil…
M. de Chandoré et maître Folgat eurent en même temps une même exclamation:
– Oh!…
– Le plomb du premier coup, continua M. Seignebos, celui qui a atteint le flanc, est de la cendrée aussi menue que possible. Le plomb des blessures de l'épaule, au contraire, est d'un numéro assez fort, de celui, je crois, qu'on emploie pour le lièvre… J'en ai là, d'ailleurs, des échantillons.
Et, en disant cela, il dépliait un morceau de papier blanc où se trouvaient dix ou douze grains de plomb, tachés de sang coagulé, et dont la différence de grosseur sautait aux yeux.
Maître Folgat semblait confondu.
– Y aurait-il donc eu deux assassins! murmura-t-il.
– Je pense plutôt, dit M. de Chandoré, que l'assassin, comme beaucoup de chasseurs, avait un canon chargé pour les petits oiseaux et l'autre pour le lièvre ou le lapin…
– En tout cas, reprit maître Folgat, ceci écarte toute idée de préméditation. Ce n'est pas avec de la cendrée qu'on charge son fusil, quand on part pour tuer un homme.
En ayant assez dit, à ce qu'il pensait, le docteur Seignebos se levait pour se retirer, lorsque M. de Chandoré lui demanda des nouvelles du comte de Claudieuse.
– Il n'est pas bien, répondit le docteur, le déplacement, malgré toutes les précautions, l'a énormément fatigué. Car il est à Sauveterre, depuis hier, installé provisoirement dans une maison que monsieur Séneschal lui a louée, rue Mautrec. Toute la nuit il a eu le délire, et quand je me suis présenté chez lui, ce matin, je ne crois pas qu'il m'ait reconnu.
– Et la comtesse?… interrogea Mlle Denise.
– Madame de Claudieuse, mademoiselle, est tout aussi malade que son mari, et si elle m'eût écouté, elle se fût mise au lit. Mais c'est une femme d'une rare énergie, et qui, d'ailleurs, puise dans son affection pour le comte une force de résistance inconcevable. (Il avait, tout en parlant, gagné la porte.) Pour ce qui est de Cocoleu, ajouta-t-il, l'examen de son état mental pourrait bien révéler des particularités auxquelles on ne s'attend guère. Mais nous en recauserons plus tard… Et sur ce, mademoiselle et messieurs, j'ai l'honneur de vous saluer.
– Eh bien? demandèrent Mlle Denise et M. de Chandoré dès qu'ils eurent entendu la porte de la rue se refermer sur le docteur Seignebos.
Mais déjà s'était refroidi l'enthousiasme de maître Folgat.
– Avant de me prononcer, répondit-il prudemment, j'ai besoin d'étudier le rapport de ce digne médecin.
Malheureusement, ce rapport ne contenait rien que n'eût dit M. Seignebos. Et c'est en vain que le jeune avocat employa son après-midi à chercher comment en tirer parti. Il y découvrit, certes, des arguments qui seraient d'une haute valeur pour la défense, si M. de Boiscoran venait à être traduit en cour d'assises, mais il n'y trouvait aucun moyen de nature à faire lâcher prise à la prévention.
Toute la maison était donc sous l'empire d'une déception cruelle, lorsque, sur les cinq heures, le vieil Antoine arriva de Boiscoran. Il semblait fort triste.
– Je suis relevé de ma faction, dit-il; ce tantôt, à deux heures, monsieur Galpin est venu lever les scellés. Il était accompagné de son greffier Méchinet et amenait monsieur Jacques, qui était gardé par deux gendarmes en bourgeois. L'appartement ouvert, ce Galpin de malheur a fait reconnaître à monsieur les vêtements qu'il portait le soir de l'incendie, ses bottes, son fusil Klebb et l'eau de la cuvette. La reconnaissance terminée, l'eau a été transvasée dans un grand bocal qui a été scellé et confié à un gendarme. On a ensuite mis dans une malle les effets de monsieur, son fusil, plusieurs paquets de cartouches, et enfin divers objets que le juge appelait des pièces à conviction. La malle a été scellée comme le bocal, portée sur la voiture, et le Galpin est parti en me disant que j'étais libre.
– Et Jacques, interrogea vivement Mlle Denise, quelle était son attitude?
– Monsieur, mademoiselle, souriait d'un air de mépris.
– Lui avez-vous parlé? demanda maître Folgat.
– Impossible, monsieur, le Galpin ne l'a pas permis.
– Et… avez-vous eu le temps d'examiner le fusil?
– Je n'ai pu que donner un coup d'œil à la batterie.
– Et vous avez vu?…
Le front du fidèle serviteur s'assombrit encore.
– J'ai vu, répondit-il d'une voix sourde, que j'ai bien fait de me taire… La batterie est noire de poudre, preuve que monsieur a tiré depuis que j'ai nettoyé ce maudit Klebb…
Grand-père Chandoré et maître Folgat échangèrent un regard désolé. C'était une espérance, encore, qui s'envolait.
– Maintenant, reprit le jeune avocat, dites-moi comment monsieur de Boiscoran chargeait son fusil.
– Il le chargeait avec des cartouches, monsieur, naturellement. Il en avait reçu, je crois, deux mille avec le fusil, les unes à balles, les autres à chevrotines, les autres à plombs de tous les numéros. En ce temps où la chasse est fermée, monsieur ne pouvait tirer que du lapin, ou de ces petits oiseaux de passage, vous savez, qu'on trouve dans les marais. C'est pourquoi il chargeait un des canons de plomb assez gros, et l'autre de menue cendrée…