Mais il s'arrêta, épouvanté de l'effet produit par ses paroles.
– C'est horrible! s'écria Mlle Denise, tout est contre nous.
Maître Folgat ne lui laissa pas le temps de s'expliquer davantage.
– Mon brave Antoine, interrogea-t-il, monsieur Galpin-Daveline a-t-il saisi toutes les cartouches de votre maître?
– Non, certes, monsieur.
– Eh bien! vous allez à l'instant retourner à Boiscoran et vous nous rapporterez trois ou quatre cartouches de chaque numéro de plomb.
– Soyez tranquille, répondit le bonhomme, je ne serai pas longtemps.
Il partit sur cette promesse, et il fît, en effet, une telle diligence qu'à sept heures sonnant, au moment où la famille finissait de dîner et se réunissait au salon, il reparut et posa sur la table un lourd paquet de cartouches.
M. de Chandoré et maître Folgat eurent bientôt fait d'en ouvrir quelques-unes, et, dès la septième ou huitième, ils avaient trouvé deux numéros de plomb qui semblaient exactement pareils aux échantillons que leur avait laissés le docteur.
– C'est une fatalité inconcevable! murmura le vieux gentilhomme.
Le jeune avocat, lui-même, semblait bien près de perdre courage.
– C'est folie, prononça-t-il, que de chercher à établir l'innocence de monsieur de Boiscoran avant de pouvoir communiquer avec lui.
– Et si on le pouvait demain? demanda Mlle Denise.
– Alors, mademoiselle, il nous donnerait la clef du problème que nous essayons en vain de résoudre, ou, dans tous les cas, il nous dirait dans quel sens diriger nos efforts… Mais il n'y faut point penser. Monsieur de Boiscoran est au secret, et vous pouvez croire que monsieur Galpin-Daveline a pris toutes ses précautions pour que le secret ne soit pas violé…
– Qui sait! interrompit la jeune fille.
Et tout de suite, entraînant M. de Chandoré dans un des petits salons de jeu qui ouvraient sur le grand salon:
– Bon papa, demanda-t-elle, suis-je riche?
De sa vie elle ne s'était préoccupée de cela, et elle ignorait en quelque sorte la valeur de l'argent.
– Oui, tu es riche, mon enfant, répondit le vieux gentilhomme.
– Qu'est-ce que j'ai?
– Tu possèdes, à toi appartenant, c'est-à-dire du chef de ta mère et de ton pauvre père, vingt-six mille livres de rentes, soit un capital de plus de huit cent mille francs.
– Et c'est beaucoup?
– C'est assez pour que tu sois une des plus riches héritières de Saintonge; car tu as, outre ta fortune actuelle, des espérances considérables.
Mlle Denise était si préoccupée de son idée qu'elle ne protesta même pas.
– Qu'appelle-t-on l'aisance, à Sauveterre? poursuivit-elle.
– Cela dépend, ma chère fille, et si tu voulais me dire…
Elle l'interrompit en frappant du pied.
– Rien! fit-elle, je t'en prie, réponds.
– Eh bien! mais, dans notre petite ville, avec un revenu de quatre à huit mille francs…
– Mettons six.
– Soit. Avec un revenu de six mille francs, on a une honorable aisance.
– Et combien faut-il de capital, pour faire six mille livres de rentes?
– À cinq pour cent, il faut cent vingt mille francs.
– C'est-à-dire, un peu plus du huitième de ma fortune.
– Justement.
– N'importe! Je comprends que ce doit être une grosse somme et qu'il te serait peut-être bien difficile, bon papa, de la réunir d'ici à demain.
– Non, parce que j'ai pour bien plus que cela d'obligations de chemins de fer au porteur, et que les titres au porteur sont une monnaie courante.
– Ah! c'est-à-dire que si je donnais à quelqu'un pour cent vingt mille francs de ces titres, il n'en serait pas plus embarrassé que de cent vingt mille francs de billets de banque.
– Tu l'as dit.
Mlle Denise souriait, elle touchait au but.
– Cela étant, reprit-elle, je te prie, bon papa, de me donner cent vingt mille francs en titres au porteur.
Le vieux gentilhomme tressauta.
– Plaisantes-tu! s'écria-t-il. Qu'en veux-tu faire? Mais tu plaisantes sûrement…
– Jamais, au contraire, je n'ai parlé si sérieusement, prononça la jeune fille d'un ton auquel il n'y avait pas à se méprendre. Je t'en conjure, bon papa, au nom de ton affection pour moi, donne-moi ces cent vingt mille francs ce soir, à l'instant… Tu hésites? Ô mon Dieu! c'est peut-être la vie que tu me refuses…
Non, M. de Chandoré n'hésitait plus.
– Puisque tu le veux…, fit-il, je vais monter te les chercher.
Elle battait des mains de joie.
– C'est cela, dit-elle, va vite et habille-toi, parce qu'il faut que je sorte et que tu m'accompagnes.
Et, revenant près des tantes Lavarande et de Mme de Boiscoran:
– Vous m'excuserez de vous quitter, dit-elle, mais j'ai à sortir…
– À cette heure! interrompit tante Élisabeth, où veux-tu aller?
– Chez mes couturières, mesdemoiselles Méchinet, j'ai envie d'une robe…
– Doux Jésus! s'écria tante Adélaïde, cette petite perd l'esprit.
– Je t'assure que non, tante.
– Alors, je vais aller avec toi.
– Non, tante, j'irai seule, s'il te plaît… c'est-à-dire, seule avec bon papa.
Et comme M. de Chandoré reparaissait, les poches gonflées de titres, le chapeau sur la tête et la canne à la main, elle l'entraîna en disant:
– Allons, viens, bon papa, viens, nous sommes très pressés…
7
Si à genoux que fût M. de Chandoré devant les volontés de sa petite-fille, devant les moindres désirs de cette enfant en qui survivaient, pour lui, vieillard, toutes ses affections brisées par la mort et ses suprêmes espérances, ce n'est pas sans une arrière-pensée qu'il était monté prendre, dans son secrétaire, cette fortune qu'elle lui demandait.
Aussi, dès qu'ils furent hors de la maison:
– À présent que nous voilà bien seuls, chère fille, commença-t-il, ne me diras-tu pas ce que tu veux faire de tant d'argent?
– C'est mon secret, répondit-elle.
– Et tu n'as plus assez de confiance en ton vieux père pour le lui dire, chérie?
Il s'arrêtait. Elle l'entraîna de nouveau.
– Tu sauras tout, poursuivit-elle, et avant une heure. Mais… oh! ne te fâche pas, bon papa… J'ai un projet dont je ne comprends que trop la folie. Si je te le disais, tu voudrais peut-être m'en détourner, et si tu réussissais, et qu'ensuite il arrivât malheur à Jacques, je ne survivrais pas à un malheur, et quels ne seraient pas tes regrets, lorsque tu penserais: si je l'avais laissée faire, cependant!
– Denise, cruelle enfant!