– Asseyez-vous, monsieur Méchinet, dit-elle, et écoutez-moi.
Il posa son flambeau sur la table et s'assit.
– Vous me connaissez, n'est-ce pas? commença Mlle Denise.
– Assurément, mademoiselle.
– Vous n'êtes pas sans avoir entendu dire que mon mariage est arrêté avec monsieur Jacques de Boiscoran?
Comme s'il eût été mû par un ressort, le greffier se dressa, se frappant le front d'un furieux coup de poing.
– Ah! fichue bête que je suis! s'écria-t-il, je comprends.
– Oui, c'est bien cela, continua la jeune fille, je viens vous parler de monsieur de Boiscoran, de mon fiancé, de mon mari!
Elle s'arrêta, et durant plus d'une minute Méchinet et elle restèrent face à face, silencieux et immobiles, les yeux dans les yeux, lui se demandant ce qu'elle allait lui proposer, elle essayant de deviner ce qu'elle pouvait oser.
– Vous devez donc comprendre ce que je souffre, monsieur, reprit-elle enfin, depuis trois jours que monsieur de Boiscoran est en prison, accusé du plus lâche des crimes!
– Oh, oui! je le comprends! s'écria le greffier. (Et, emporté par son émotion): Mais je puis vous affirmer, poursuivit-il, que moi qui ai assisté à toute l'instruction et qui ai l'expérience des affaires criminelles, je crois monsieur de Boiscoran innocent. Tel n'est pas, je le sais, l'avis de monsieur Galpin-Daveline, ni de monsieur Daubigeon, ni de ces messieurs du tribunal, ni de la ville entière, n'importe! c'est le mien. J'étais là, voyez-vous, quand on est allé prendre monsieur de Boiscoran au saut du lit. Eh bien! rien qu'au timbre de sa voix, quand il s'est écrié: «Eh! c'est ce cher Daveline!», je me suis dit: cet homme n'est pas coupable!
– Oh! monsieur, balbutiait Mlle Denise, merci, merci…
– Il n'y a pas à me remercier, mademoiselle, car le temps n'a fait qu'affermir ma conviction. Est-ce que jamais un coupable aurait l'attitude de monsieur de Boiscoran! Tenez, ce tantôt, lorsque nous sommes allés lever les scellés, il fallait le voir, calme, digne, répondant froidement aux questions qui lui étaient adressées. À ce point que je n'ai pu me retenir de dire à monsieur Galpin-Daveline ce que je pensais. Il m'a répondu que je n'étais qu'un sot. Eh bien! moi, je soutiens que c'est lui qui est… pardon!… que c'est lui qui se trompe. Plus j'étudie monsieur de Boiscoran, plus il me fait l'effet d'un homme qui n'a qu'un mot à dire pour se justifier.
Mlle Denise écoutait avec une telle intensité d'attention qu'elle oubliait presque pourquoi elle était venue.
– Ainsi, fit-elle, monsieur de Boiscoran ne vous semble pas trop affecté?
– Je mentirais, mademoiselle, si je vous disais qu'il n'est pas triste. Mais pour inquiet, non, il ne l'est pas. Le premier étourdissement passé, son sang-froid ne s'est plus démenti, et c'est en vain que depuis trois jours monsieur Galpin-Daveline épuise tout ce qu'il a de pénétration et de sagacité…
Mais il s'arrêta court, tel qu'un homme ivre qui, recouvrant soudain sa lucidité, reconnaît que le vin lui a trop délié la langue.
– Mon Dieu! qu'est-ce que je dis là! s'écria-t-il. Au nom du ciel, mademoiselle, ne répétez à personne ce que vient de m'arracher ma respectueuse sympathie.
Pour Mlle Denise, le moment décisif était arrivé.
– Si vous me connaissiez mieux, monsieur, prononça-t-elle, vous sauriez qu'on peut compter sur ma discrétion. Ne vous repentez pas d'avoir, par votre confiance, apporté quelque adoucissement à une horrible douleur. Ne vous repentez pas, car… (Sa voix faiblissait, et il lui fallut un effort pour ajouter): Car je viens vous demander plus encore, oh, oui! bien plus!…
Méchinet était devenu affreusement pâle.
– Plus un mot, mademoiselle, interrompit-il violemment, votre espoir seul est une injure. Ignorez-vous donc ce qu'est ma profession, et que par serment je me suis engagé à être aussi muet que les cellules où l'on enferme les prisonniers. Moi, un greffier, livrer le secret d'une instruction criminelle…
Mlle de Chandoré tremblait comme la feuille, mais son esprit restait net et clair.
– Vous laisseriez plutôt, fit-elle, périr un infortuné…
– Mademoiselle!
– Vous laisseriez condamner un innocent lorsqu'il vous serait possible de dissiper, d'un mot, l'épouvantable erreur dont il est victime. Vous vous diriez: c'est malheureux, mais j'ai juré de me taire… et vous le verriez, d'une conscience tranquille, monter à l'échafaud!… Non, ce n'est pas possible, ce n'est pas vrai!
– Je vous l'ai dit, mademoiselle, je crois monsieur de Boiscoran innocent…
– Et vous refusez de m'aider à faire éclater son innocence! Ô mon Dieu! Quelle idée les hommes se font-ils donc du devoir! Comment vous émouvoir, comment vous convaincre? Faut-il vous rappeler ce que doivent être les tortures de cet honnête homme, accusé d'un ignoble assassinat! Dois-je vous dire nos mortelles angoisses, à nous, ses amis, ses parents, les larmes de sa mère, ma douleur à moi, sa fiancée! Nous le savons innocent, et cependant nous ne pouvons faire éclater son innocence, faute d'un ami qui ait pitié de nous!
De sa vie, le greffier n'avait eu de tels accents. Remué jusqu'au plus profond de l'âme:
– Que voulez-vous donc de moi? demanda-t-il, frémissant.
– Oh! bien peu de chose, monsieur, bien peu… Que vous fassiez tenir dix lignes à monsieur de Boiscoran, rien que dix lignes, et que vous nous rapportiez sa réponse.
L'audace de la proposition parut frapper le greffier d'épouvante.
– Jamais! prononça-t-il.
– Vous resterez impitoyable!
– Ce serait forfaire à l'honneur…
– Et laisser condamner un innocent, que serait-ce donc?
L'angoisse de Méchinet était visible. Étourdi, bouleversé, il ne savait que résoudre ni que répondre. Enfin, un motif de refus se présentant à son esprit en détresse:
– Et si j'étais découvert, balbutia-t-il. Ce serait perdre ma place, ruiner mes sœurs, briser mon avenir…
D'une main fiévreuse, Mlle Denise retirait de ses poches et jetait en tas sur la table les titres que lui avait donnés son grand-père.
– Il y a là cent vingt mille francs…, commença-t-elle.
Violemment le greffier se rejeta en arrière.
– De l'argent! s'écria-t-il, vous m'offrez de l'argent!
– Oh! ne vous offensez pas, reprit la jeune fille, d'un accent à émouvoir les pierres. Voudrais-je vous offenser, vous, à qui je demande plus que la vie? Il est de ces services qui ne se payent pas. Mais si les ennemis de monsieur de Boiscoran viennent à savoir que vous nous avez aidés, c'est contre vous que se tournera leur rage…
Machinalement, le greffier dénouait sa cravate. La lutte, au-dedans de lui, devait être terrible. Il étouffait.
– Cent vingt mille francs! fit-il d'une voix rauque.
– N'est-ce pas assez! insista la jeune fille. Oui, vous avez raison, c'est trop peu; mais j'en ai autant, j'en ai le double à votre disposition!
Blême, les yeux hagards, Méchinet s'était rapproché, et d'un geste convulsif il maniait cette masse de titres en répétant:
– Six mille livres de rentes!… Six mille livres de rente!…
– Non, le double, dit Mlle Denise, et en même temps notre reconnaissance, notre amitié dévouée, toute l'influence des familles réunies de Chandoré et de Boiscoran, c'est-à-dire la fortune, la considération, une situation enviée…