Выбрать главу

Mais déjà, grâce à une toute-puissante projection de volonté, le greffier avait repris possession de lui-même.

– Assez, mademoiselle, dit-il, assez! (Et d'une voix résolue, bien que tremblante encore): Reprenez cet argent, continua-t-il. Quand on fait ce que vous me demandez, quand on trahit son devoir, si c'est pour de l'argent, on est le dernier des misérables. Si on n'a eu d'autre mobile qu'une conviction sincère et l'intérêt de la vérité, on peut passer pour fou, on n'en reste pas moins digne de l'estime des gens d'honneur… Reprenez cette fortune, mademoiselle, qui a fait un instant vaciller la conscience d'un honnête homme. Je ferai ce que vous désirez, mais… pour rien.

Si grand-père Chandoré s'impatientait à faire les cent pas sur la place du Marché-Neuf, les sœurs Méchinet, dans leur atelier, trouvaient le temps bien plus long encore.

– Qu'est-ce, se demandaient-elles l'une à l'autre, qu'est-ce que mademoiselle de Chandoré peut bien avoir à dire à notre frère?

Au bout de dix minutes, leur curiosité, irritée par les conjectures les plus insensées, devint un tel supplice que, n'y tenant plus, elles se décidèrent à aller frapper à la chambre du greffier.

– Ah! laissez-moi en repos! leur cria-t-il, irrité d'être ainsi interrompu. (Mais réfléchissant, il courut ouvrir, et plus doucement): Rentrez chez vous, dit-il à ces bonnes filles, et si vous tenez à m'épargner les plus graves désagréments, ne parlez à personne de l'entretien que mademoiselle de Chandoré et moi avons en ce moment.

Dressées à obéir, les deux sœurs se retirèrent, mais non si vivement qu'elles n'eussent eu le temps d'apercevoir les titres que Mlle Denise avait jetés sur la table, et qui étaient des obligations de Paris-Lyon-Méditerranée. Or, précisément, les demoiselles Méchinet connaissaient ces obligations pour en avoir possédé huit, autrefois, avant l'achat de leur maison.

Leur ardent désir de savoir se compliqua donc aussitôt d'une vague terreur, et dès qu'elles furent rentrées:

– Tu as vu? demanda la cadette.

– Oui, ces titres, répondit l'autre.

– Il y en avait bien cinq ou six cents…

– Peut-être plus.

– C'est-à-dire pour une somme considérable.

– Énorme.

– Qu'est-ce que cela signifie, sainte Vierge! et à quoi faut-il nous attendre?

– Et notre frère qui nous recommande le secret!

– Il était plus blanc que sa chemise, et affreusement troublé.

– Mademoiselle de Chandoré pleurait comme une Madeleine…

C'était vrai. Tant qu'elle avait douté du résultat, Mlle Denise avait été soutenue par cette idée que le salut de Jacques dépendait de son courage à elle, sa fiancée, et de sa présence d'esprit. Certaine du succès, elle n'avait plus su maîtriser son émotion et, brisée par l'effort, elle s'était affaissée sur une chaise en fondant en larmes.

Ayant refermé sa porte, le greffier la considéra un moment et, plus maître de soi qu'il l'avait été jusqu'alors:

– Mademoiselle…, commença-t-il.

Mais, au son de sa voix, elle se dressa, et lui prenant les mains qu'elle garda un instant entre les siennes:

– Comment vous remercier, monsieur! s'écria-t-elle, comment vous prouver jamais l'étendue de ma reconnaissance!

Si l'idée était venue au greffier de se dédire, elle se fût envolée, tant irrésistiblement il subissait le charme.

– Ne parlons pas de cela, dit-il avec la brusquerie des gens qui essayent de dissimuler leur émotion.

– Je n'en parlerai plus, monsieur, fit doucement la jeune fille, mais je veux cependant vous dire que nul de nous n'oubliera jamais la dette que nous contractons aujourd'hui. L'immense service que vous allez nous rendre n'est pas sans danger, qu'avez-vous dit. Quoi qu'il advienne, rappelez-vous que, de ce moment, vous avez en nous les plus dévoués des amis.

L'interruption des sœurs Méchinet avait eu cet effet de rendre au greffier une bonne partie de son sang-froid.

– J'espère bien qu'il ne m'arrivera pas malheur, dit-il, et cependant, mademoiselle, je ne dois pas vous cacher que le service que je vais essayer de vous rendre présente beaucoup plus de difficultés qu'on ne croirait…

– Mon Dieu! murmura Mlle Denise.

– Monsieur Daveline, poursuivit le greffier, n'a peut-être pas une intelligence très supérieure, mais il sait son métier, et il est de plus très fin et excessivement défiant. Hier encore, il me disait qu'il prévoyait que la famille de monsieur de Boiscoran tenterait l'impossible pour le soustraire à l'action de la justice. De là, chez lui, des transes incessantes, un redoublement de défiance et un luxe de précautions dont on n'a pas l'idée. S'il osait, il établirait son lit en travers la porte de monsieur Jacques…

– Cet homme me hait, monsieur Méchinet…

– Non, mademoiselle, non; mais il est ambitieux, il croit que sa carrière dépend du résultat de cette instruction, et il tremble que son prévenu ne s'envole ou qu'on ne le lui prenne… (Fort perplexe évidemment, Méchinet se grattait l'oreille.) Comment vais-je m'y prendre, continuait-il, pour remettre un billet à monsieur de Boiscoran? S'il était averti, ce ne serait rien. Mais il ne l'est pas. Mais il est tout aussi défiant que monsieur Daveline. Il craint toujours qu'on ne lui tende quelque piège, et il se tient sur ses gardes. Si je lui fais un signe, me comprendra-t-il? Et si je fais un signe monsieur Daveline, qui a l'œil d'une pie, ne le surprendra-t-il pas?…

– N'êtes-vous donc jamais seul avec monsieur de Boiscoran, monsieur?

– Jamais une seconde, mademoiselle. C'est avec le juge d'instruction que j'entre dans la prison et avec lui que j'en sors. Vous me direz qu'en sortant, comme je passe le dernier, je pourrais laisser tomber adroitement le billet… Mais, quand nous sortons, le geôlier, qui a de bons yeux, est là. J'aurais, de plus, à redouter l'excès de prudence de monsieur de Boiscoran. Voyant un billet lui arriver de cette façon, il serait bien capable de le remettre, sans l'ouvrir, à monsieur Galpin-Daveline… (Il s'arrêta, et, après un moment de réflexion): Le plus sûr, reprit-il, serait peut-être de mettre dans la confidence le geôlier Blangin, ou un détenu qui est chargé de servir et d'espionner monsieur de Boiscoran…

– Frumence Cheminot! fit vivement Mlle Denise.

La plus extrême surprise se peignit sur les traits de Méchinet.

– Vous savez son nom! dit-il.

– Je le sais, parce que Blangin m'a parlé de ce prisonnier, et que son nom m'a frappé le jour où madame de Boiscoran et moi, ignorant ce que c'est que le secret, sommes allées à la prison demander à voir Jacques.

Le greffier eut un geste de dépit.

– Maintenant, fit-il, je m'explique les terreurs de monsieur Daveline. Il aura eu vent de votre démarche et se sera imaginé que vous vouliez lui enlever son prisonnier. (Il marmotta entre ses dents quelques mots encore que Mlle Denise n'entendit pas; puis se décidant): N'importe! prononça-t-il, j'agirai selon les circonstances. Écrivez votre lettre, mademoiselle, voici de l'encre et du papier…

Pour toute réponse, la jeune fille s'assit à la table de Méchinet; mais au moment de prendre la plume:

– Monsieur de Boiscoran a-t-il des livres dans sa prison? demanda-t-elle.