– Eh bien! tant mieux! s'écria Mlle Denise, si ce pauvre Méchinet va en prison, j'irai avec lui. (Et sans remarquer l'expression de mécontentement de son grand-père): Enfin, monsieur, dit-elle à maître Folgat, voici le vœu que vous formiez réalisé. Maintenant nous allons avoir des nouvelles positives de monsieur de Boiscoran, il nous donnera ses instructions…
– Peut-être, mademoiselle…
– Comment! peut-être… Vous avez dit devant moi…
– Je vous ai dit, mademoiselle, qu'il serait inutile, imprudent peut-être, de rien tenter avant de savoir la vérité. La saurons-nous? Pensez-vous que monsieur de Boiscoran, qui a tant de raisons de se défier de tout, la dira dans une réponse qui doit passer par plusieurs mains avant de vous arriver?
– Il la dira, monsieur, sans restrictions, sans crainte, sans péril.
– Oh!…
– Mes mesures sont prises… Vous verrez.
– Alors nous n'avons plus qu'à attendre.
Hélas! oui, il fallait attendre, et c'était bien là ce qui désolait Mlle Denise. À peine dormit-elle. Sa journée du lendemain fut un supplice. À chaque coup de sonnette, elle tressaillait et courait voir. Enfin, vers cinq heures, rien n'étant venu:
– Ce ne sera pas pour aujourd'hui, dit-elle, pourvu, mon Dieu, que ce pauvre Méchinet ne se soit pas laissé surprendre!
Et peut-être pour échapper aux obsessions de ses craintes, elle consentit à accompagner Mme de Boiscoran qui allait rendre visite.
Ah! si elle eût su!… Il n'y avait pas dix minutes qu'elle était dehors quand un de ces gamins, comme on en rencontre à toute heure du jour, polissonnant sur les places de Sauveterre, se présenta, porteur d'une lettre à l'adresse de Mlle Denise.
On la porta à M. de Chandoré, qui, en attendant le dîner, faisait un tour de jardin en compagnie de maître Folgat.
– Une lettre pour Denise! s'écria le vieux gentilhomme dès que le domestique se fut éloigné, c'est la réponse que nous attendons…
Il rompit le cachet bravement. Ah! empressement inutile. Le billet renfermé dans l'enveloppe était ainsi conçu:
31: 9, 17, 19, 23, 25, 28, 32, 101, 102, 129, 137, 504, 515 – 37: 2, 3, 4, 5, 7, 8, 10, 11, 13, 14, 24, 27, 52, 54, 118, 119, 120, 200, 201 – 41: 7, 9, 17, 21, 22, 44, 45, 46…
Et il y en avait deux pages comme cela.
– Tenez, maître, essayez de comprendre, dit M. de Chandoré en tendant cette réponse à maître Folgat.
Positivement, le jeune avocat essaya. Mais, après cinq minutes d'efforts inutiles:
– Je comprends, fit-il, que mademoiselle de Chandoré avait raison de nous dire que nous saurions la vérité. Monsieur de Boiscoran et elle étaient convenus autrefois d'un chiffre…
Grand-père Chandoré leva les mains vers le ciel.
– Voyez-vous ces petites filles, dit-il, voyez-vous!… Nous voilà à sa discrétion, puisqu'il n'y a qu'elle pour nous traduire ce grimoire.
Si, en accompagnant la marquise de Boiscoran chez Mme Séneschal, Mlle Denise espérait dissiper les tristes pressentiments dont elle était agitée, son espoir fut déçu. L'excellente femme du maire n'était pas de celles à qui on peut aller demander du courage aux heures de défaillance. Elle ne sut que se jeter alternativement dans les bras de Mme de Boiscoran et de Mlle de Chandoré, et leur répéter, en éclatant en sanglots, qu'elle les tenait, l'une pour la plus malheureuse des mères, l'autre pour la plus infortunée des fiancées.
Cette femme croit donc Jacques coupable? pensait, non sans irritation, Mlle Denise.
Et ce n'est pas tout. En revenant, vers le haut de la rue Mautrec, non loin de la maison où étaient provisoirement installés le comte et la comtesse de Claudieuse, elle entendit un jeune garçon qui criait: «M'man, viens donc voir la mère et la bonne amie de l'assassin!»
La pauvre jeune fille rentrait donc plus affligée qu'elle n'était partie, lorsque sa femme de chambre, qui, bien évidemment, guettait son retour, lui dit que son grand-père et maître Folgat l'attendaient dans le cabinet du baron.
Sans prendre le temps d'ôter son chapeau, elle y courut, et dès qu'elle entra:
– Voici la réponse, lui dit M. de Chandoré en lui présentant la lettre de Jacques.
Elle ne put retenir un cri de joie, et d'un geste rapide elle porta cette lettre à ses lèvres, en répétant:
– Nous sommes sauvés, nous sommes sauvés!
M. de Chandoré souriait du bonheur de sa petite-fille.
– Seulement, mademoiselle la cachottière, reprit-il, vous aviez, à ce qu'il paraît, de grands secrets à échanger avec monsieur de Boiscoran, puisque vous aviez adopté un chiffre, ni plus ni moins que des conspirateurs. Maître Folgat et moi y avons perdu notre latin…
Alors seulement la jeune fille se rappela la présence de l'avocat de Paris, et, plus rouge qu'une pivoine:
– En ces derniers temps, dit-elle, Jacques et moi, je ne sais à quel propos, avions eu l'occasion de parler des moyens imaginés pour correspondre secrètement, et il m'a enseigné celui-ci. Deux correspondants font choix d'un ouvrage quelconque et en ont chacun un exemplaire de la même édition. Celui qui écrit cherche dans son exemplaire les mots dont il a besoin et les indique par des chiffres. Celui qui reçoit la lettre, avec les chiffres, retrouve les mots. Ainsi, dans le billet de Jacques, les numéros suivis de deux points indiquent une page, et les autres le numéro d'ordre des mots choisis dans cette page.
– Eh! eh! fit grand-père Chandoré, j'aurais cherché longtemps!
– C'est très simple, continua Mlle Denise, très connu et cependant très sûr. Comment un étranger devinerait-il le livre choisi par les correspondants? Puis il est des moyens encore, pour dérouter les indiscrétions. On convient, par exemple, que jamais les chiffres n'auront leur valeur, ou plutôt que cette valeur variera selon que le jour où on reçoit la lettre est le premier, le second, le troisième ou le dernier de la semaine. Ainsi, aujourd'hui nous sommes lundi, premier jour, n'est-ce pas? Eh bien! de chaque numéro de page je dois retirer 1, et ajouter 1 à chaque numéro de lettre.
– Et tu vas t'y reconnaître? fit M. de Chandoré.
– Assurément, bon papa. Dès que Jacques m'a eu expliqué ce système, j'ai tenu à l'essayer, comme de juste. Nous avons choisi un livre que j'aime beaucoup, Le Lac Ontario, de Cooper, et nous nous amusions à nous écrire des lettres infinies. Oh! cela occupe, va, et c'est long, parce qu'on ne trouve pas toujours les mots qu'on voudrait employer, et qu'il faut alors les désigner lettre par lettre.
– Et monsieur de Boiscoran a le Lac Ontario dans sa prison? demanda Maître Folgat.
– Oui, monsieur, je l'ai appris par monsieur Méchinet. Le premier soin de Jacques, dès qu'il s'est vu au secret, a été de demander quelques romans de Cooper, et monsieur Galpin-Daveline qui est si fin, si clairvoyant, si défiant, est allé les lui chercher lui-même. Jacques comptait sur moi, monsieur…
– Alors, chère fille, va nous déchiffrer cette énigme, dit M. de Chandoré.
Et dès qu'elle fut sortie:
– Comme elle l'aime, murmura-t-il, comme elle l'aime, ce Jacques!… S'il lui arrivait malheur, monsieur, elle en mourrait…
Maître Folgat ne répondit pas, et il s'écoula près d'une heure avant que Mlle Denise, enfermée dans sa chambre, réussît à rassembler tous les mots désignés par les chiffres de Jacques de Boiscoran.