Mais lorsqu'elle eut achevé et qu'elle reparut dans le cabinet de son grand-père, le plus profond désespoir se lisait sur son jeune visage.
– C'est horrible! dit-elle.
La même idée, telle qu'une flèche aiguë, traversa l'esprit de M. de Chandoré et de maître Folgat. Jacques avouait-il donc?
– Tenez, lisez, leur dit Mlle Denise en leur tendant sa traduction.
Jacques écrivait:
Merci de votre lettre, ma bien-aimée. Un pressentiment me l’avait si bien annoncée, que je m'étais procuré le Lac Ontario. Je ne comprends que trop votre douleur de voir que ma détention se prolonge et que je ne me disculpe pas. Si je me suis tu, c'est que j'espérais que les preuves de mon innocence viendraient du dehors. Je reconnais que l'espérer encore serait insensé et qu'il faudra que je parle. Je parlerai. Mais ce que j'ai à dire est si grave que je garderai le silence tant qu'il ne me sera pas permis de consulter un homme qui ait toute ma confiance. C'est plus que de la prudence qu'il me faut maintenant, c'est de l'habileté. Jusqu'à ce moment, fort de mon innocence, j'étais tranquille. Mon dernier interrogatoire vient de m'ouvrir les yeux et de me montrer l'étendue du danger que je cours.
Mes angoisses seront affreuses jusqu'au jour où je pourrai voir un avocat. Merci à ma mère d'en avoir amené un. J'espère qu'il me pardonnera de m'adresser d'abord à un autre qu'à lui. J'ai besoin d'un homme qui connaisse à fond notre pays et ses mœurs. C'est maître Mergis que je choisis, et je vous charge de l'avertir de se tenir prêt pour le jour où, l'instruction étant terminée, le secret sera levé.
Jusque-là, rien à faire, rien, que d'obtenir, si c'est possible, qu'on retire mon affaire à G. D. et qu'on la confie à un autre. Cet homme se conduit indignement. Il me veut coupable absolument, il commettrait un crime pour m'en accuser, et il n’est sorte de piège qu’il ne me tende. Il faut me faire violence pour garder mon calme, toutes les fois que je vois entrer dans ma prison ce juge qui s'est dit mon ami.
Ah! chers, j'expie bien cruellement une faute dont, jusqu'ici, je n'avais pour ainsi dire pas eu conscience!
Et vous, mon unique amie, me pardonnerez-vous jamais les horribles tourments que je vous cause…
J'en aurais beaucoup encore à vous dire; mais le détenu qui m'a remis votre billet m'a dit de me hâter, et les mots sont longs à rassembler…
La lecture de cette lettre achevée, maître Folgat et M. de Chandoré détournèrent tristement la tête, craignant peut-être que Mlle Denise ne surprît dans leurs yeux le secret de leurs pensées. Mais elle ne comprit que trop ce que signifiait ce mouvement.
– Douterais-tu donc de Jacques, grand-père! s'écria-t-elle.
– Non, murmura faiblement M. de Chandoré, non…
– Et vous, maître Folgat, seriez-vous froissé de ce que Jacques veut consulter un autre avocat que vous?
– J'aurais été le premier, mademoiselle, à lui conseiller de voir un homme du pays.
Il fallait à Mlle Denise toute son énergie pour retenir ses larmes.
– Oui, cette lettre est terrible, dit-elle; mais comment ne le serait-elle pas! Ne comprenez-vous pas que Jacques est désespéré, que sa raison chancelle après tant de tortures imméritées…
Quelques coups légers frappés à la porte l'interrompirent.
– C'est moi, disait la voix de Mme de Boiscoran.
Grand-père Chandoré, maître Folgat et Mlle Denise se consultèrent un instant du regard. Enfin:
– La situation est trop grave, annonça l'avocat, pour que la mère de monsieur de Boiscoran ne soit pas consultée…
Et il se leva pour ouvrir.
Depuis que tenaient conseil Mlle Denise, son grand-père et maître Folgat, un domestique, à cinq reprises différentes, était venu leur crier à travers la porte fermée au verrou que la soupe était sur la table. «C'est bien», avaient-ils répondu à chaque fois. Mais comme ils ne descendaient toujours pas, Mme de Boiscoran avait fini par comprendre qu'il se passait quelque chose d'extraordinaire. Or, que pouvait être ce quelque chose, pour qu'on lui en fît mystère? On ne lui eût pas caché, pensait-elle, un événement heureux!
C'est donc avec la très ferme résolution de se faire ouvrir qu'elle était montée frapper au cabinet de M. de Chandoré. Et dès que maître Folgat lui eut ouvert, dès en entrant:
– Je veux savoir! dit-elle.
Mlle Denise lui répondit:
– Quoi qu'il arrive, madame, dit-elle, rappelez-vous qu'un seul mot de ce que je vais vous confier, arraché à votre douleur ou à votre joie, suffirait pour perdre un honnête homme envers qui nous avons contracté une de ces dettes dont on ne s'acquitte jamais. J'ai réussi à lier une correspondance entre nous et Jacques…
– Denise!
– Je lui ai écrit, ma mère, je viens de recevoir sa réponse… lisez-la.
Saisie d'une sorte de délire, la marquise de Boiscoran se jeta sur la traduction que lui tendait la jeune fille.
Mais à mesure qu'elle lisait, on pouvait voir à chaque ligne tout son sang se retirer de son visage, ses lèvres blêmir, ses yeux se voiler, l'air manquer à sa poitrine haletante. Et à la fin, la lettre échappant à ses mains défaillantes, elle s'affaissa lourdement sur un fauteuil, en balbutiant:
– Pourquoi lutter, puisque nous sommes perdus!
Superbe fut le geste de Mlle Denise, et admirable l'accent dont elle s'écria:
– Pourquoi ne dites-vous pas tout de suite, ma mère, que Jacques est un incendiaire et un assassin!
Et secouant la tête d'un mouvement d'indomptable énergie, la lèvre frémissante, promenant autour d'elle un regard où éclataient la colère et le dédain:
– Resterais-je donc seule, fit-elle, à le défendre, lui qui comptait tant d'amis en ses jours prospères! Soit…
Moins ému, comme de raison, que M. de Chandoré et Mme de Boiscoran, maître Folgat avait été le premier à se remettre.
– Nous serions deux, en tout cas, mademoiselle, interrompit-il; car je serais impardonnable si je me laissais influencer par cette lettre. Je serais sans excuse, moi qui sais par expérience ce que votre cœur a deviné. La prison préventive a des angoisses qui dissolvent les caractères les plus vigoureusement trempés. Les jours s'y traînent interminables et les nuits y ont des terreurs sans nom. L'innocent, dans la cellule des secrets, se voit devenir coupable, de même que l'homme le plus sain d'esprit sent son cerveau se troubler dans le cabanon des fous…
Mlle de Chandoré ne le laissa pas poursuivre.
– Voilà, monsieur, s'écria-t-elle, ce que je sentais, ce que je n'aurais pas su exprimer comme vous!
Honteux de leur défaillance, grand-père Chandoré et la marquise de Boiscoran s'efforçaient de réagir contre le doute affreux qui un moment les avait terrassés.
– Enfin, quel parti prendre? fit la marquise d'une voix faible.
– Votre fils nous l'indique, madame, répondit l'avocat de Paris; nous n'avons qu'à attendre la fin de l'instruction.
– Pardon, dit M. de Chandoré, nous avons à obtenir un changement de juge…
Maître Folgat secoua la tête.