– Malheureusement, fit-il, ce n'est là qu'un rêve irréalisable. On ne récuse pas comme un simple juré un juge d'instruction agissant à ce titre.
– Cependant…
– Le législateur a voulu, selon l'énergique expression d'Ayrault, que rien ne pût prévaloir contre le juge d'instruction, lui couper le chemin ou brider sa puissance. L'article 542 du code d'instruction criminelle est formel.
– Et… que dit cet article? interrogea Mlle Denise.
– Il dit en substance, mademoiselle, que la récusation proposée par un prévenu contre un juge d'instruction constitue une demande en renvoi pour cause de suspicion légitime, demande sur laquelle il n'appartient qu'à la cour de cassation de statuer, parce que le juge d'instruction, dans les limites de sa compétence, constitue à lui seul une juridiction… Je ne sais si je m'exprime clairement?
– Oh! très clairement, déclara M. de Chandoré. Seulement, puisque Jacques le désire…
– C'est vrai, monsieur; mais monsieur de Boiscoran ne sait pas…
– Pardon! Il sait que son juge est son mortel ennemi…
– Soit. En quoi serons-nous plus avancés d'obéir? Pensez-vous donc que la demande en renvoi empêcherait monsieur Galpin-Daveline de continuer à suivre la procédure? Point. Il la suivrait jusqu'à la décision de la cour de cassation. Il serait, jusque-là, c'est vrai, empêché de rendre une ordonnance définitive; mais monsieur de Boiscoran doit la souhaiter, cette ordonnance, dont le premier effet sera de lever le secret et de lui permettre de voir son avocat.
– C'est atroce! murmura M. de Chandoré. Oui, c'est atroce, en effet, mais c'est la loi. Et ils sont heureux, ceux qui jamais en leur vie, qu'il s'agisse d'eux ou d'un être cher, n'ont eu l'occasion d'ouvrir ce livre formidable qui s'appelle le Code, et d'y chercher, le cœur serré d'une inexplicable anxiété, l'article fatidique et inexorable d'où dépend leur destinée…
Mais, depuis un moment déjà, Mlle Denise réfléchissait.
– Je vous ai bien compris, monsieur, dit-elle au jeune avocat, et dès demain vos objections seront soumises à monsieur de Boiscoran.
– Et surtout, insista le jeune avocat, expliquez-lui bien que toutes nos démarches, dans le sens qu'il indique, tourneraient contre lui. Monsieur Galpin-Daveline est notre ennemi, mais nous n'avons à articuler contre lui aucun grief positif. On nous répondrait toujours: «Si monsieur de Boiscoran est innocent, que ne parle-t-il…»
C'est ce que ne voulait pas admettre grand-père Chandoré.
– Cependant, commença-t-il, si nous avions pour nous de hautes influences…
– En avons-nous?
– Assurément. Boiscoran a des amis intelligents qui ont su rester fort puissants sous tous les régimes. Il a été fort lié, jadis, avec monsieur de Margeril…
Fort significatif fut le geste de maître Folgat.
– Diable! interrompit-il, si monsieur de Margeril voulait nous donner un coup d'épaule… Mais c'est un homme peu accessible.
– On peut toujours lui dépêcher Boiscoran… Puisqu'il est resté à Paris pour faire des démarches, voilà une occasion. Je lui écrirai ce soir même.
Depuis que ce nom de Margeril avait été prononcé, Mme de Boiscoran était devenue plus pâle, s'il est possible. Sur les derniers mots du vieux gentilhomme, elle se dressa, et vivement:
– N'écrivez pas, monsieur, dit-elle, ce serait inutile, je ne le veux pas…
Si évident était son trouble que les autres en étaient confondus.
– Boiscoran et monsieur de Margeril sont donc brouillés? interrogea M. de Chandoré.
– Oui.
– Mais il s'agit du salut de Jacques, ma mère! s'écria Mlle Denise.
Hélas! la pauvre femme ne pouvait pas dire quels soupçons avaient troublé la vie du marquis de Boiscoran, ni combien cruellement la mère payait en ce moment une imprudence de l'épouse.
– S'il le fallait absolument, fit-elle d'une voix étouffée, si c'était là notre suprême ressource… c'est moi qui irais trouver monsieur de Margeril…
Seul, maître Folgat eut le soupçon des douloureux souvenirs que ce nom éveillait dans l'âme de Mme de Boiscoran. Aussi, intervenant:
– En tout état de cause, déclara-t-il, mon avis est d'attendre la fin de l'instruction. Cependant je puis me tromper, et avant de répondre à monsieur Jacques, je désire que l'avocat qu'il nous désigne soit consulté.
– Voilà certainement le parti le plus sage, approuva M. de Chandoré.
Et sonnant un domestique, il lui commanda de se rendre chez maître Mergis, le prier de passer après son dîner.
Le choix de Jacques de Boiscoran était heureux. M. Magloire Mergis, plus connu sous le nom de maître Magloire, passait à Sauveterre pour le plus habile et le plus éloquent avocat, non seulement du département, mais encore de tout le ressort de Poitiers. Il avait encore, ce qui est plus rare et bien autrement glorieux, une réputation inattaquable et bien méritée d'intégrité et d'honneur. Il était connu que jamais il n'eût consenti à plaider une cause équivoque, et on citait de lui des traits héroïques, tels que de jeter à la porte par les épaules les clients assez mal avisés pour venir, l'argent à la main, le supplier de se charger de quelque affaire véreuse.
Aussi n'était-il guère riche et gardait-il, à cinquante-quatre ou cinq ans qu'il avait, les habitudes modestes et frugales d'un débutant sans fortune. Marié jeune, maître Magloire avait perdu sa femme après quelques mois de ménage, et jamais il ne s'était consolé de cette perte. Après plus de trente ans, la plaie n'était pas cicatrisée, et toujours, fidèlement, à de certaines époques, on le voyait traverser la ville, un gros bouquet à la main, et s'acheminer vers le cimetière.
De tout autre, les esprits forts de Sauveterre ne se fussent pas privés de rire. De lui ils n'osaient, tant était grand le respect qu'imposait cet honnête homme, au visage calme et serein, aux yeux clairs et fiers, aux lèvres finement dessinées, véritables lèvres d'orateur, traduisant tour à tour la pitié ou la colère, la raillerie ou le dédain.
De même que le docteur Seignebos, maître Magloire était républicain, et aux dernières élections de l'empire, il avait fallu aux bonapartistes d'incroyables efforts, l'appui de l'administration et quantité de manœuvres assez louches pour parvenir à l'écarter de la Chambre. Encore n'eussent-ils pas réussi sans le concours de M. de Claudieuse, qui ne les aimait guère cependant, et qui avait déterminé un grand nombre d'électeurs à s'abstenir.
Voilà l'homme qui, sur les neuf heures du soir, se rendant à l'invitation de M. de Chandoré, se présentait rue de la Rampe.
Mlle Denise et son grand-père, Mme de Boiscoran et maître Folgat l'attendaient.
Il les salua d'un air affectueux, mais en même temps si triste que Mlle Denise en reçut un coup au cœur. Elle crut comprendre que maître Magloire n'était pas éloigné de croire à la culpabilité de Jacques de Boiscoran. Et elle ne se trompait pas, car maître Magloire ne tarda pas à le donner à entendre, avec de grands ménagements, sans doute, mais très clairement.
Ayant passé la journée au Palais, il avait recueilli l'opinion des membres du tribunal, et cette opinion était loin d'être favorable au prévenu. En de telles conditions, se prêter aux désirs de Jacques et introduire contre M. Daveline une demande en renvoi eût été une impardonnable faute.