Et cependant, contradiction bizarre, Méchinet ne regrettait pas ce qu'il avait fait, et il se sentait prêt à recommencer.
Telles étaient ses dispositions, quand la vieille bonne de M. de Chandoré lui apporta la lettre de sa maîtresse.
– Quoi, encore! s'écria-t-il. (Et quand il eut parcouru les quelques lignes): Dites à mademoiselle de Chandoré que je suis à ses ordres, répondit-il, persuadé que quelque événement fâcheux était survenu.
Moins d'un quart d'heure après, en effet, il sortit, et avec toutes sortes de précautions pour dépister les curieux, il gagna la ruelle de la Charité.
La petite porte du jardin était entrebâillée, il n'eut qu'à la pousser pour entrer.
Quoiqu'il n'y eût pas de lune, la nuit était fort claire: à quelques pas, sous les arbres, il reconnut Mlle Denise et s'avança.
– Excusez-moi, monsieur, commença-t-elle, d'avoir osé vous envoyer chercher…
Toutes les angoisses de Méchinet se dissipaient. Il ne songeait plus qu'à l'étrangeté de la situation. Sa vanité se délectait de se voir le confident de cette jeune fille, la plus noble, la plus jolie et la plus riche héritière du pays.
– Vous avez bien fait de me mander, si je puis vous être utile, mademoiselle, dit-il.
En peu de mots elle l'eut mis au fait, et quand elle lui demanda son avis:
– Je pense comme maître Folgat, répondit-il, que le chagrin et l'isolement commencent à agir d'une façon désastreuse sur le moral de monsieur de Boiscoran.
– Oui, c'est à devenir fou! murmura la jeune fille.
– Je crois, avec maître Magloire, poursuivit le greffier, que monsieur de Boiscoran, en s'obstinant à se taire, empire sa situation. J'en ai la preuve. Monsieur Galpin-Daveline, si anxieux les deux premiers jours, a recouvré toute son assurance. Le procureur général lui a écrit pour le féliciter de son énergie.
– Et alors…
– Alors, mademoiselle, il faudrait déterminer monsieur de Boiscoran à parler. Je sens bien que sa résolution est très fermement arrêtée, mais si vous lui écriviez, puisque vous pouvez lui écrire…
– Une lettre serait inutile.
– Cependant…
– Inutile, vous dis-je. Seulement, je sais un moyen…
– Employez-le bien vite, alors, mademoiselle, interrompit le greffier. Ne perdez pas une minute, il n'est que temps.
Si claire que fût la nuit, Méchinet ne pouvait voir la pâleur de la jeune fille.
– Eh bien! reprit-elle, il faut que j'arrive jusqu'à monsieur de Boiscoran, que je le voie, que je lui parle…
Elle supposait que le greffier allait bondir, se récrier, point:
– En effet, dit-il du ton le plus tranquille; mais comment?
– Blangin, le geôlier, et sa femme ne tiennent à leur place que parce qu'elle les fait vivre. Pourquoi ne leur offrirais-je pas, en échange d'une entrevue avec monsieur de Boiscoran, de quoi s'établir à la campagne?
– Pourquoi non? fit le greffier. (Et plus bas, répondant aux objections de son expérience): La prison de Sauveterre, poursuivit-il, ne ressemble en rien aux maisons d'arrêt des grandes villes… Les prisonniers y sont rares, la surveillance y est nulle. Les portes fermées, Blangin y est le maître…
– J'irai le trouver demain! déclara Mlle Denise.
Il est de ces pentes sur lesquelles on ne saurait se retenir. En cédant une première fois aux suggestions de Mlle Denise, Méchinet, à son insu, s'était engagé pour l'avenir.
– Non, n'y allez pas, mademoiselle, dit-il. Vous ne sauriez ni démontrer à Blangin qu'il ne court aucun danger, ni exciter suffisamment ses convoitises. C'est moi qui lui parlerai.
– Oh! monsieur! s'écria Mlle Denise, monsieur, comment jamais…
– Combien puis-je offrir? interrompit le greffier.
– Tout ce que vous jugerez convenable, tout…
– Alors, mademoiselle, demain, ici, à la même heure qu'aujourd'hui, je vous apporterai la réponse.
Et il s'éloigna, laissant Mlle Denise si enflammée d'espoir que tout le reste de la soirée et toute la journée du lendemain, tantes Lavarande et Mme de Boiscoran, à qui elle n'avait rien confié, ne cessèrent de se demander: qu'a donc cette petite?
Elle songeait que, si la réponse était favorable, avant vingt-quatre heures elle verrait Jacques, et elle se disait: pourvu que Méchinet soit exact.
Il le fut. À dix heures précises, comme la veille, il poussait la petite porte, et tout d'abord:
– J'ai réussi, dit-il.
Si violente fut l'émotion de Mlle Denise, qu'elle dut s'appuyer à un arbre.
– Blangin consent, poursuivit le greffier. Je lui ai promis seize mille francs… C'est peut-être beaucoup.
– C'est bien trop peu…
– Il exige qu'ils lui soient remis en or.
– Il les aura.
– Enfin, il met à l'entrevue des conditions qui vous paraîtront peut-être bien dures, mademoiselle…
Déjà la jeune fille s'était remise.
– Dites, monsieur.
– Tout en prenant ses précautions pour le cas où il serait découvert, Blangin tient à ne pas l'être. Voici donc comment il a réglé les choses. Demain soir, à six heures, vous passerez devant la prison. La porte sera ouverte, et sur la porte se tiendra la femme de Blangin, que vous connaissez bien, puisqu'elle a été à votre service. Si elle ne vous salue pas, continuez votre chemin, il serait survenu quelque empêchement. Si elle vous salue, allez à elle, toute seule, et elle vous conduira dans une petite pièce qui dépend de son logement. Vous y resterez jusqu'à l'heure, assez avancée nécessairement, où Blangin croira pouvoir vous conduire sans danger à la cellule de monsieur de Boiscoran. L'entrevue terminée, vous reviendrez à votre petite chambre, où un lit sera préparé, et vous y passerez le reste de la nuit. Car voilà la condition terrible, vous ne pourrez sortir de la prison que de jour.
C'était terrible, en effet.
Pourtant, après un moment de réflexion:
– N'importe! fit Mlle Denise. J'accepte. Dites à Blangin, monsieur Méchinet, que tout est convenu.
Que Mlle Denise acceptât toutes les conditions du geôlier Blangin, rien de mieux – rien du moins de plus naturel. Obtenir l'assentiment de M. de Chandoré devait être plus difficile.
La pauvre jeune fille le comprit si bien que, pour la première fois, elle se sentit émue en présence de son grand-père, qu'elle hésita, qu'elle prépara ses phrases et qu'elle chercha ses mots.
Mais c'est en vain qu'avec un art dont la veille elle ne se fût pas crue capable, elle ménagea l'étrangeté de sa requête; dès qu'elle se fut expliquée:
– Jamais! s'écria M. de Chandoré, jamais! jamais!…
Jamais, c'est positif, le vieux gentilhomme ne s'était exprimé avec cette autorité décisive. Jamais ses sourcils ne s'étaient ainsi froncés. Jamais, à une demande de sa petite-fille, il n'avait répondu non, sans que son œil répondît oui.