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La nuit était venue. Neuf heures sonnèrent, puis dix. Puis on entendit le pas de la ronde qui allait relever les factionnaires.

Un quart d'heure après, Blangin reparut, portant une lanterne et un énorme trousseau de clefs.

– J'ai envoyé coucher Cheminot, dit-il, mademoiselle peut venir.

Mlle Denise était déjà debout.

– Allons, dit-elle simplement.

Et, à la suite du geôlier, elle traversa d'interminables corridors, puis une immense salle voûtée où les pas retentissaient comme dans une église, puis une longue galerie.

Enfin, montrant une porte massive dont les fentes laissaient filtrer quelques rayons de lumière:

– C'est là! dit Blangin.

Mais Mlle Denise lui prit le bras, et d'une voix à peine distincte:

– Attendez un moment, dit-elle.

C'est qu'elle était près de succomber à tant d'émotions successives. C'est qu'elle sentait ses jambes fléchir et ses yeux se voiler. Son âme gardait toujours son admirable énergie, mais la chair échappait à sa volonté et lui manquait, en quelque sorte.

– Êtes-vous malade? interrogea le geôlier. Que faites-vous?

Elle demandait à Dieu de lui donner du courage et des forces. Et, sa prière achevée:

– Entrons, dit-elle.

Et, avec un grand bruit de clefs et de verrous, Blangin ouvrit la porte de Jacques de Boiscoran.

Ce n'était déjà plus les jours, c'était les heures que comptait Jacques de Boiscoran depuis qu'il était au secret.

Il avait été écroué le vendredi matin, 23 juin, et on était au mercredi soir, 28. Il y avait donc cent trente-deux heures que, selon la terrible expression d'Ayrault, il avait été «vivant, rayé du monde des vivants et muré dans la tombe». Aussi, chacune de ces cent trente-deux heures avait-elle pesé sur son front autant qu'un mois entier. Aussi, en le voyant pâle et amaigri, les cheveux et la barbe en désordre, les yeux brillants de fièvre comme des charbons mal éteints, eût-on eu peine à reconnaître l'heureux et insoucieux châtelain de Boiscoran, ce Benjamin de la destinée, à qui toujours tout avait souri, ce fier et sceptique garçon qui, du haut de son passé, défiait l'avenir.

C'est que de tous les supplices imaginés par les sociétés obligées de se défendre, il n'en est pas de plus effroyable que «le secret». C'est qu'il n'en est pas qui, plus promptement, détrempe les énergies, désarticule les volontés et réduise les plus indomptables organisations.

C'est qu'il n'est pas de lutte plus émouvante que la lutte qui s'établit entre un prévenu innocent ou coupable, et un juge inexorable ou clément; où l'on voit un homme sans défense se débattre contre un autre homme armé d'un pouvoir discrétionnaire.

Si les grandes douleurs n'avaient pas leur pudeur, Mlle Denise se serait informée de Jacques. Rien ne lui était plus facile. Et si elle se fût informée, elle eût appris par Blangin, qui gardait et épiait M. de Boiscoran, et par la geôlière qui préparait ses repas, par quelles phases il avait passé depuis son arrestation.

Anéanti sur le premier moment, il n'avait pas tardé à réagir, et, le vendredi et le samedi, il s'était montré tranquille et plein de confiance, causeur et presque gai.

Le dimanche lui avait été fatal. Conduit à Boiscoran entre deux gendarmes pour la levée des scellés, il avait été, le long du chemin, accablé d'injures et de malédictions par des gens qui l'avaient reconnu, et il était rentré mortellement triste.

Pendant toute la journée du lundi, il avait été torturé par le juge d'instruction, et après six heures d'interrogatoire, quand on lui avait apporté son dîner, il avait dit que sa santé n'y résisterait pas, et qu'autant vaudrait le tuer tout de suite.

Le mardi, il avait reçu la lettre de Mlle Denise et y avait répondu. C'avait été pour lui le sujet d'une extrême agitation, et, pendant une partie de la nuit, Frumence Cheminot l'avait vu se promener dans sa cellule avec les gestes et les imprécations incohérentes d'un fou.

Il espérait un mot pour le mercredi. Ce mot n'étant pas venu, il était tombé dans une torpeur glacée dont M. Galpin-Daveline n'avait pas pu le tirer. Il n'avait rien pris de la journée qu'une tasse de bouillon et un peu de café. Et, le juge parti, il s'était accoudé à sa table, en face de la fenêtre, et il y était resté immobile comme une statue, les lèvres pendantes, le regard hébété, si profondément enfoncé dans ses rêveries qu'il ne s'était pas dérangé quand on lui avait monté de la lumière.

C'est ainsi qu'il était encore, quand, un peu après dix heures, il entendit grincer les verrous de sa porte. Déjà il était assez au fait de la prison pour en connaître les usages. Il savait à quelles heures on lui apportait ses repas, à quel moment Cheminot venait mettre en ordre sa cellule, et quand enfin il devait s'attendre à voir paraître le juge d'instruction.

La nuit venue, il s'appartenait jusqu'au lendemain. Donc, une visite si tardive annonçait immanquablement un événement insolite – la liberté, peut-être, cette visiteuse qu'implorent tous les prisonniers. Aussi se dressa-t-il. Et dès qu'il distingua dans l'ombre le rude visage de Blangin:

– Que me veut-on? demanda-t-il vivement.

Blangin salua. C'était un geôlier poli.

– Monsieur, répondit-il, je vous amène une personne…

Et s'effaçant, il livra passage à Mlle Denise, ou plutôt il la poussa dans la chambre, car elle semblait avoir perdu la faculté de se mouvoir.

– Une personne…, répétait M. de Boiscoran.

Mais le geôlier ayant élevé sa lanterne, le malheureux reconnut sa fiancée.

– Vous! s'écria-t-il, ici!

Et il se rejeta en arrière, tremblant d'être dupe d'un rêve, d'être le jouet d'une de ces effrayantes hallucinations qui précèdent la folie et qui se fixent dans les cerveaux malades comme les orfraies au milieu des ruines.

– Denise! murmura-t-il encore. Denise!

Quand il se fût agi, non de sa vie, elle n'y pensait pas, mais de la vie de Jacques, la pauvre jeune fille n'eût pu articuler une parole, tant l'émotion serrait sa gorge et contractait ses lèvres.

Le geôlier répondit pour elle:

– Oui, fit-il, mademoiselle de Chandoré…

– À cette heure, dans ma prison!

– Elle avait quelque chose d'important à vous communiquer, elle est venue me trouver…

– Ô Denise, balbutia Jacques, amie incomparable!

– Et j'ai consenti, poursuivait Blangin d'un ton paterne, à l'introduire secrètement… C'est une grande faute que je commets, si cela venait à se savoir!… Mais on a beau être geôlier, on a un cœur comme tout le monde! Si je dis cela à monsieur, c'est que mademoiselle oublierait peut-être de le prévenir… Si le secret n'était pas bien gardé, je perdrais ma place, et je ne suis qu'un pauvre homme, j'ai femme et enfants…

– Vous êtes le meilleur des hommes! s'écria M. de Boiscoran, bien éloigné de soupçonner le prix de la sensibilité de Blangin, et le jour où je serai libre, je vous prouverai, mon brave, que vous n'avez pas obligé des ingrats!

– Bien à votre service, monsieur, fit modestement le geôlier.

Mais peu à peu, Mlle Denise reprenait possession d'elle-même.

– Laissez-nous, mon ami, dit-elle doucement à Blangin.

Et dès qu'il se fut retiré, sans laisser à M. de Boiscoran le temps de prononcer une parole: