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– Il s'est écrié que c'était à moi surtout qu'il ne pouvait pas la dire, que j'étais la dernière personne du monde à qui il la dirait…

– Cet homme mériterait d'être brûlé à petit feu! gronda M. de Chandoré. (Puis, à haute voix): Et tout cela, chère fille, interrogea-t-il, ne te paraît pas bien extraordinaire, bien étrange?

– Tout cela me semble affreux…

– J'entends… Mais que penses-tu de la conduite de Jacques?

– Je pense, bon papa, que s'il agit ainsi, c'est qu'il ne peut agir autrement. Jacques est un homme trop supérieur par l'intelligence et par le courage pour s'abuser grossièrement. Étant seul à savoir, il est seul bon juge de la situation. Plus que personne je dois respecter ses raisons…

Mais le vieux gentilhomme ne se croyait pas obligé de les respecter, lui, et cette réponse résignée de sa petite-fille achevant de l'exaspérer, il allait lui dire toute sa pensée, lorsqu'elle se leva, non sans effort.

– Je suis brisée, bon papa, fit-elle d'une voix expirante, permets-moi, je te prie, de regagner ma chambre…

Elle quitta le salon, en effet; M. de Chandoré la suivit jusqu'à la porte, et il y resta jusqu'à ce qu'il l'eût vue monter l'escalier au bras de sa femme de chambre.

Revenant alors à maître Folgat:

– On me la tuera, monsieur! s'écria-t-il, avec une explosion de colère et de désespoir effrayants chez un homme de cet âge. J'ai vu dans ses yeux, à travers ses larmes, le regard qu'avait sa mère, quand après la mort de son mari, de mon fils, elle me disait: «Je n'y survivrai pas.» Elle n'y a pas survécu, en effet… Et alors, moi, vieillard, je suis resté seul avec cette enfant qui peut-être avait en elle le germe du mal affreux qui a emporté sa mère. Seul!… et voilà vingt ans que je retiens mon haleine pour écouter si elle respire toujours du même souffle égal et pur…

– Vous vous alarmez à tort, monsieur…, commença maître Folgat.

Grand-père Chandoré secoua la tête.

– Non, dit-il, mon enfant est peut-être frappée au cœur. Ne venez-vous donc pas de la voir, plus blanche que la cire, et d'entendre sa voix, sans vie et sans chaleur!… Mon Dieu! de quelle faute me punissez-vous en mes enfants! Par pitié, rappelez-moi à vous avant celle qui est la joie de ma vie! Et ne rien pouvoir pour conjurer le malheur! Vieillard inepte et stupide! Ah! ce Jacques de Boiscoran!… S'il était coupable cependant!… Si cet homme que Denise aime était un assassin! Ah! le misérable! j'achèterais la place du bourreau pour qu'il périsse de mes mains!…

Profondément ému, maître Folgat arrêta du geste M. de Chandoré.

– N'accablez pas monsieur de Boiscoran, alors que tout l'accable, monsieur, prononça-t-il. De nous tous, c'est encore lui le plus cruellement éprouvé, car il est innocent.

– Le croyez-vous toujours?

– Plus que jamais. Si peu qu'il ait parlé, il en a dit assez à mademoiselle Denise pour me démontrer la justesse de mes conjectures et me prouver que j'avais touché du doigt le point précis…

– Quand?

– Le jour où nous sommes allés ensemble à Boiscoran, monsieur le baron…

M. de Chandoré parut chercher.

– Je ne me rappelle pas…, commença-t-il.

– Et cependant, insista l'avocat, vous êtes sorti pour permettre au vieil Antoine, que j'interrogeais, de me répondre plus librement…

– C'est juste! interrompit M. de Chandoré, c'est très juste! Et alors vous supposez…

– Je crois que mon point de départ était exact, oui, monsieur. Quant à chercher comment, c'est ce que je ne ferai pas. Monsieur de Boiscoran nous dit que la vérité est invraisemblable, j'en serai donc pour mes conjectures. Seulement, puisque nous voici les mains liées et réduits à attendre la fin de l'instruction, j'en profiterai pour questionner des gens du pays, qui me répondront peut-être mieux qu'Antoine. Vous avez parmi vos amis des personnes qui doivent être bien informées, monsieur Séneschal, le docteur Seignebos…

Pour ce dernier, maître Folgat ne devait pas avoir longtemps à attendre, car au moment où son nom était prononcé, il le criait au domestique, dans le corridor:

– C'est moi, Seignebos, le docteur Seignebos!

Et presque aussitôt, il entra comme une trombe dans le salon.

Il y avait alors quatre jours que le docteur Seignebos n'avait paru rue de la Rampe. Car il n'était pas venu reprendre lui-même le rapport et les grains de plomb qu'il avait confiés à maître Folgat; il les avait envoyé chercher par son domestique, s'excusant sur l'importance et la multiplicité de ses occupations.

Il est de fait que ces quatre jours, il les avait autant dire passés à l'hôpital, en compagnie d'un sien confrère, médecin au chef-lieu, mandé par le parquet pour procéder, «conjointement avec le docteur Seignebos», à l'examen de l'état mental de Cocoleu.

– Et c'est cette expertise qui m'amène! s'écria-t-il, dès en entrant, c'est cette expertise qui, si nous n'y mettons bon ordre, est en train d'enlever à monsieur de Boiscoran sa plus belle et sa plus sûre chance de salut.

Après ce que venait de leur rapporter Mlle Denise, ni M. de Chandoré ni maître Folgat n'attachaient une grande importance à l'état de Cocoleu.

Ce mot de salut leur fit pourtant dresser l'oreille. Il n'y a pas de circonstance indifférente, dans un procès criminel.

– Il y a donc du nouveau, docteur? demanda l'avocat.

Le médecin commença par fermer soigneusement les portes, et posant sur la table sa canne et son chapeau à larges bords:

– Non, il n'y a rien de nouveau, répondit-il. On continue, comme par le passé, à vouloir perdre monsieur de Boiscoran, et, pour y parvenir, on ne recule devant aucune manœuvre.

– On… qui, on? demanda M. de Chandoré.

Dédaigneusement, le docteur haussa les épaules.

– En êtes-vous vraiment encore à vous le demander, monsieur? répondit-il. Les faits, cependant, parlent assez haut. Du reste, écoutez. Dans notre département, comme dans plusieurs autres, on trouve, j'ai la douleur de l'avouer, un certain nombre de médecins qui ne sont pas à la hauteur de leur grande mission et qui, même, pour parler net, sont des ânes bâtés!

Si grave que fût la situation, maître Folgat avait quelque peine à réprimer un sourire, tant le docteur avait de singulières façons.

– Mais il est un de ces ânes, poursuivait-il, qui, pour l'épaisseur du sabot et la longueur des oreilles, dépasse de beaucoup tous les autres. Eh bien! c'est celui-là que le parquet a trié sur le volet et m'a adjoint.

Sur ce chapitre, il était prudent de brider la verve du docteur Seignebos.

– Bref?… interrogea M. de Chandoré.

– Bref, monsieur, mon docte confrère est absolument persuadé que sa mission de médecin légiste consiste uniquement à opiner du bonnet et à dire amen à toutes les antiennes de la prévention. «Cocoleu est idiot!» déclare péremptoirement monsieur Galpin-Daveline. «Il l'est ou doit l'être», répond mon docte confrère. «S'il a parlé lors du crime, c'est par suite d'une inspiration d'en haut», reprend le juge d'instruction. «Évidemment, conclut le confrère, il y a eu inspiration d'en haut.» Car enfin, voilà la conclusion du rapport de ce savant docteur: Cocoleu est un idiot qui a été providentiellement illuminé par un éclair de raison. Il ne l'a pas écrit en propres termes, mais c'est tout comme.