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– J'en ai perdu le sommeil, disait-il au procureur de la République.

L'excellent M. Daubigeon, qui avait toutes les peines du monde à modérer les ardeurs de son zèle, ne le plaignait que médiocrement.

– À qui la faute! répondait-il. Mais on veut parvenir, et les soucis suivent de près la fortune croissante: Crescentem sequitur cura pecuniam, majorumque fames…

– Eh! je n'ai fait que mon devoir! s'écriait le juge d'instruction, et ce serait à recommencer que j'agirais de même.

Pourtant, chaque jour lui éclairait d'une lumière plus crue la fausseté de sa situation. L'opinion publique, tout en étant hostile à M. de Boiscoran, était bien loin de lui être favorable, à lui, Daveline. On croyait généralement à la culpabilité de Jacques, et on appelait sur lui toute la rigueur des lois; mais, d'un autre côté, on s'étonnait que M. Galpin-Daveline eût accepté cette mission si cruelle de juge d'instruction. Ce fait d'instruire contre un ancien ami, de rechercher les preuves de ses crimes, de le pousser vers la cour d'assises, c'est-à-dire au bagne ou à l'échafaud, avait comme un reflet de trahison qui révoltait les consciences.

Rien qu'à la façon dont les gens lui rendaient son salut, ou même l'évitaient, le magistrat pouvait se rendre compte du sentiment dont il était l'objet.

Sa colère contre Jacques en redoublait, et, par contre, son inquiétude.

Il avait reçu, c'est vrai, des félicitations du procureur général, mais est-on jamais sûr de l'issue d'une instruction tant que le coupable n'a pas avoué? Certes, les charges qui s'élevaient contre Jacques étaient trop accablantes pour que la décision de la chambre des mises en accusation fût douteuse. Mais, au-dessus de la chambre des mises en accusation, il y a le jury.

– Et, en somme, mon cher, objectait le procureur de la République, vous n'avez pas un seul témoin oculaire. Et, comme le dit Loisel en ses Maximes du droit coutumier:

Un seul œil a plus de crédit

Que deux oreilles n'ont d'audivi.

– Témoin qui l'a vu est meilleur

Que cil qui a ouy, et plus seur…

– J'ai Cocoleu, interrompit M. Daveline, que les éternelles citations de M. Daubigeon avaient le don d'exaspérer.

– Les médecins ont donc décidé qu'il n'est pas idiot?

– Non. Monsieur Seignebos est toujours seul de son avis.

– Alors, du moins, Cocoleu consent à répéter son témoignage?

– Non.

– C'est donc comme si vous n'aviez personne.

Eh! oui, M. Daveline ne le comprenait que trop. De là ses angoisses.

Plus il étudiait son prévenu, plus il lui trouvait une attitude énigmatique et menaçante qui ne présageait rien de bon.

Aurait-il un alibi? pensait-il. Tiendrait-il en réserve, pour le dernier moment, quelqu'un de ces moyens imprévus qui démolissent tout l'échafaudage de la prévention et couvrent de ridicule le magistrat instructeur!

Lorsque de telles idées lui venaient, si invraisemblables qu'elles fussent, elles faisaient perler des gouttes de sueur à ses tempes, et il traitait comme un nègre son pauvre greffier Méchinet.

Et ce n'était pas tout. Si retiré qu'il vécût depuis cette affaire, bien des échos lui arrivaient encore de la rue de la Rampe. Certes, il était à mille lieues d'imaginer qu'on y eût des intelligences avec son prévenu, et des intelligences, qui plus est, nouées et servies par Méchinet, par son propre greffier. Il eût haussé les épaules, si on fût venu lui dire que Mlle Denise avait passé une nuit dans la prison et rendu une visite à Jacques. Mais il lui revenait toujours quelque chose des espérances et des projets des parents et des amis de Jacques, et ce n'est pas sans une secrète terreur qu'il se les représentait puissants par la fortune et par l'honorabilité, appuyés par de hautes relations, aimés et estimés de tous.

Il savait que près de Mlle Denise se groupaient des hommes intelligents et dévoués, grand-père Chandoré, M. Séneschal, le docteur Seignebos, maître Magloire, et, enfin, cet avocat que la marquise de Boiscoran avait amené de Paris, maître Folgat.

Et Dieu sait ce qu'ils tenteraient, pensait-il, pour soustraire le coupable à l'action de la justice.

Aussi peut-on dire que jamais instruction ne fut conduite avec tant d'ardeur passionnée, avec un zèle si méticuleux. Chacun des points acquis à la prévention fut pour M. Galpin-Daveline le sujet d'une laborieuse enquête. En moins de quinze jours, soixante-sept témoins défilèrent dans son cabinet. Il fit comparaître le quart de la population de Bréchy. Il eût cité le pays entier, s'il eût osé.

Inutiles efforts! Après des semaines d'investigations enragées, l'instruction restait au même point, le mystère demeurait aussi impénétrable. Le prévenu n'avait pas dissipé une seule des charges écrasantes qui pesaient sur lui, mais le juge n'avait pas recueilli une preuve nouvelle à ajouter aux preuves qu'il avait réunies dès le premier jour.

Il fallait en finir cependant.

Par une chaude après-midi de juillet, les bourgeoises de la rue Nationale crurent remarquer que M. Daveline était plus soucieux encore que d'ordinaire. Elles ne se trompaient pas. Après une longue conférence avec le procureur de la République et le président du tribunal, le juge d'instruction avait pris son parti.

Arrivé à la prison, il se fit conduire à la cellule de Jacques de Boiscoran, et là, voilant son émotion d'une roideur plus grande:

– Ma pénible mission touche à sa fin, monsieur, commença-t-il, l'instruction dont j'étais chargé va être close. Dès demain, les pièces de la procédure, avec un état des pièces servant à conviction, seront transmises à monsieur le procureur général, pour être soumises à la chambre d'accusation.

Jacques ne sourcilla pas.

– Bien! fit-il simplement.

– N'avez-vous rien à ajouter, monsieur? insista le juge.

– Rien, sinon que je suis innocent.

C'est à peine si M. Daveline réussit à réprimer un mouvement d'impatience.

– Alors, prouvez-le, fit-il. Alors, détruisez les charges qui vous accusent, qui vous accablent, qui font que pour moi, pour la justice, pour tout le monde vous êtes coupable. Alors, parlez, expliquez votre conduite…

Obstinément, Jacques garda le silence.

– Votre résolution est bien arrêtée, reprit encore le juge, vous ne voulez rien dire?

– Je suis innocent!

Ce n'était pas la peine d'insister, M. Galpin-Daveline le comprit.

– À dater de ce moment, monsieur, dit-il, votre secret est levé. Vous pourrez recevoir, au parloir de la prison, les visites de votre famille. Le défenseur que vous désignerez sera admis dans votre cellule pour conférer avec vous…

– Enfin! s'écria Jacques avec une explosion de joie. (Et tout de suite): M'est-il permis, demanda-t-il, d'écrire à monsieur de Chandoré?

– Oui, répondit le juge, et si vous voulez écrire immédiatement, mon greffier se chargera de faire parvenir votre lettre ce soir même.

À l'instant même Jacques de Boiscoran profita de l'occasion, et il eut vite fini, car le billet qu'il écrivit et qu'il remit à Méchinet n'avait que ces deux lignes: