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Cette aimable distraction, à vrai dire, ne date que de quelques années. À dix heures sonnantes, autrefois, les journaux lus et relus et les cancans épuisés, chacun regagnait tranquillement son logis. Mais voilà que, vers 1850, un homme de plaisir, grand ami de la vie joyeuse, et d'ailleurs fort spirituel, fut nommé sous-préfet à Sauveterre. Il s'y ennuya et, pour se distraire, il eut l'idée d'inoculer aux habitués du cercle le virus du baccarat tournant. Il n'y avait pas de chance, mais les autres y prirent un goût extrême. Et, depuis, le sous-préfet a été changé, mais le baccarat est resté, au grand désespoir des «dames de la société».

Donc les implacables curieux avaient chance de trouver des oreilles pour leur grosse nouvelle. Et cependant, moins pressés de la répandre, ils eussent assisté, et non sans émotion peut-être, à cette première entrevue de M. de Chandoré et du marquis de Boiscoran.

D'un même mouvement instinctif, ils s'étaient précipités à la rencontre l'un de l'autre et, désespérément, ils se serraient les mains… Ils avaient des larmes dans les yeux. Ils ouvraient la bouche pour se parler, puis ils se taisaient, comme si les plaintes qui leur montaient aux lèvres leur fussent retombées dans le cœur… Entre eux, d'ailleurs, qu'était-il besoin de paroles! N'était-ce pas assez de cette muette étreinte pour que le père de Jacques comprît tout ce que devait souffrir le grand-père de Denise!

Et ils demeuraient immobiles, en face l'un de l'autre, quand le docteur Seignebos, qui se donnait comme toujours beaucoup de mouvement, vint à eux.

– Les bagages sont sur la voiture, leur dit-il, venez-vous?

Ils sortirent.

La nuit était fort claire et, à l'horizon, au-dessus de la masse noire de la ville endormie, se détachaient sur le bleu pâle du ciel les deux tours du vieux château transformé en prison.

– Voilà donc où est Jacques! murmura M. de Boiscoran. Voilà où est enfermé mon fils accusé d'un crime atroce…

– Nous l'en tirerons, morbleu! interrompit M. Seignebos en aidant le marquis à monter en voiture.

Mais c'est en vain que, durant le trajet, le docteur essaya, ainsi qu'il le dit, de remonter le courage de ses compagnons de route. Ses espérances ne trouvaient nul écho en ces âmes désolées.

Maître Folgat s'informa de Mlle Denise, qu'il avait été surpris de ne pas voir à la gare. M. de Chandoré lui répondit qu'elle était restée à la maison avec les tantes Lavarande, pour tenir compagnie à maître Magloire. Et ce fut tout. Il est de ces situations où parler est un supplice.

Le marquis de Boiscoran n'avait pas trop de toute sa volonté pour maîtriser des spasmes qui ressemblaient fort à des sanglots. De se voir à Sauveterre, cela le bouleversait. La distance, quoi qu'on dise, émousse les sensations. Une poignée de main de M. de Chandoré l'avait plus remué que toutes les lettres qu'il avait reçues depuis un mois. Et, en découvrant au loin la prison de Jacques, il avait eu la notion exacte de l'épouvantable torture de ce malheureux impuissant à se disculper.

Mme de Boiscoran, elle, était depuis la veille anéantie, comme si tous les ressorts de son âme se fussent brisés d'un coup.

Et M. de Chandoré frémissait de les voir ainsi accablés. S'ils désespéraient, qu'avait-il à espérer, lui qui savait la destinée de Denise indissolublement liée à la destinée de Jacques.

La voiture, cependant, s'arrêtait rue de la Rampe. La porte de la maison s'ouvrit aussitôt, et Mme de Boiscoran se trouva dans les bras de Denise, qui la soutint jusqu'à un fauteuil du salon.

Les autres avaient suivi. Il était plus de deux heures, mais chaque minute désormais avait sa valeur.

Rajustant ses lunettes:

– Je suis d'avis, commença le docteur Seignebos, d'échanger nos renseignements. Moi, ici, j'en suis toujours au même point. Mais, vous savez mes convictions? Je n'en démords pas. Cocoleu est un simulateur et je le prouverai. Je semble ne plus m'occuper de lui; en réalité, je l'observe de plus près que jamais…

Mlle Denise l'interrompit:

– Avant de rien décider, fit-elle, il est un fait qu'il faut que vous sachiez. Écoutez-moi…

Et pâle, car il lui en coûtait affreusement de livrer le secret de son cœur, mais l'œil étincelant d'énergie et d'une voix vibrante, elle raconta ce que déjà elle avait avoué à son grand-père, c'est-à-dire les propositions qu'elle était allée porter à Jacques et son refus obstiné de fuir.

– Bien! jeune fille, approuvait M. Seignebos enthousiasmé, très bien! Si malheureux que soit Jacques, on peut encore envier son sort.

Mlle Denise terminait.

Adressant à maître Magloire un regard de triomphe:

– Après cela, ajouta-t-elle, est-il quelqu'un encore qui puisse croire que Jacques est un lâche assassin!

Le célèbre avocat de Sauveterre n'était pas de ceux qui tiennent à leur opinion plus qu'à la vérité.

– J'avoue, dit-il, que si j'avais à voir Jacques demain pour la première fois, je ne lui parlerais pas comme je l'ai fait…

– Et moi! s'écria le marquis de Boiscoran, je déclare que je réponds de mon fils comme de moi-même, et je le lui dirai demain… (Et, se penchant vers sa femme, et assez bas pour qu'elle fût seule à l'entendre): Et j'espère, ajouta-t-il, que vous me pardonnerez des soupçons qui maintenant me font horreur.

Mais les forces de la marquise étaient à bout; elle défaillait et elle dut se retirer, accompagnée de Denise et des tantes Lavarande.

Sur leurs talons, le docteur Seignebos donna un tour de clef à la porte, et s'adossant à la cheminée et retirant, pour les essuyer, ses lunettes d'or:

– Maintenant, maître Folgat, dit-il, nous pouvons parler librement. Quelles nouvelles apportez-vous?

22

Onze heures venaient de sonner, quand le geôlier Blangin entra tout effaré dans la cellule de Jacques de Boiscoran.

– Monsieur, votre père est en bas!

D'un bond le prisonnier fut debout.

Dès la veille au soir, un billet de M. de Chandoré l'avait prévenu de l'arrivée du marquis de Boiscoran, et tout son temps, depuis, s'était passé à se préparer à cette première entrevue.

Que serait-elle? Rien ne pouvait le lui faire prévoir.

Aussi s'était-il résolu à se tenir sur la réserve. Et tout en suivant Blangin le long des escaliers et des interminables corridors, ne se préoccupait-il que de se composer un visage impassible et de préparer une phrase strictement respectueuse.

Mais, avant d'avoir pu prononcer un seul mot, il était dans les bras de son père, qui le serrait contre sa poitrine en balbutiant:

– Jacques, mon pauvre fils, malheureux enfant!

De sa vie, longue et déjà bien éprouvée, le marquis de Boiscoran n'avait été si rudement secoué.

Attirant Jacques sous une des fenêtres du parloir, et se reculant pour le mieux considérer, il s'étonnait des doutes qui si longtemps l'avaient déchiré.

Il lui semblait se revoir à l'âge de Jacques. Il reconnaissait son attitude et son visage, ses traits, l'expression franche et un peu hautaine de sa physionomie, son regard droit et clair… Puis, soudain, passant aux détails, il s'inquiétait de l'amaigrissement extraordinaire de Jacques, de sa pâleur, et il s'effrayait de lui voir aux tempes, entre les boucles de ses cheveux noirs, quelques mèches blanches.