Выбрать главу

– Malheureux! s'écria-t-il, comme tu as dû souffrir!

– J'ai cru que je deviendrais fou, répondit simplement Jacques. (Et avec un tremblement dans la voix): Mais vous, mon père, reprit-il, comment ne m'avez-vous pas donné signe de vie? Pourquoi avez-vous tant tardé?

Le marquis de Boiscoran ne s'attendait que trop à cette question. Mais pouvait-il y répondre? Pouvait-il livrer à Jacques le secret lamentable de son abstention!

Détournant un peu la tête:

– En restant à Paris, lui dit-il, j'espérais te servir plus utilement.

Mais son embarras était trop manifeste pour échapper à Jacques.

– Doutiez-vous donc de votre fils, mon père? fit-il tristement.

– Jamais! s'écria le marquis, jamais je n'en ai douté une minute! Interroge ta mère, elle te dira que c'est la certitude superbe de ton innocence qui m'a empêché de partir avec elle. Quand j'ai su de quoi on t'accusait, j'ai répondu: «C'est absurde!»

Jacques hochait la tête.

– L'accusation était absurde, en effet, prononça-t-il, et cependant vous voyez où elle m'a conduit.

Deux grosses larmes longtemps contenues jaillirent brûlantes des yeux du marquis de Boiscoran.

– Vous m'en voulez, murmura-t-il, Jacques, mon fils…

Il n'est pas d'homme qui, en voyant pleurer son père, ne sente son cœur se briser. Toutes les résolutions de Jacques s'évanouirent. Et serrant entre les siennes les mains du vieux gentilhomme:

– Non, je ne vous en veux pas, mon père, interrompit-il, non! Et cependant il n'est pas de mots pour vous exprimer tout ce que votre absence a ajouté de douleurs à mes mortelles angoisses… Je me croyais abandonné, renié!

Pour la première fois depuis son arrestation, le malheureux trouvait un cœur où verser toutes les amertumes dont son cœur débordait. Devant sa mère et devant Mlle Denise, l'honneur lui commandait de dissimuler son désespoir. L'incrédulité de maître Magloire avait empêché toute expansion; maître Folgat, tout en lui étant aussi sympathique que possible, n'était pour lui qu'un inconnu.

Tandis qu'en ce moment, devant cet ami, le plus cher et le plus précieux qu'ait jamais un homme, devant son père, qu'avait-il à craindre de se livrer?

– Est-il au monde, poursuivait-il, un exemple d'une infortune aussi inouïe!… Être innocent et ne pouvoir le démontrer! Connaître le coupable et n'oser le nommer!… Ah! je n'avais pas compris dès le premier jour toute l'horreur de la situation. J'avais bien été un instant effrayé en reconnaissant l'importance des charges qui s'élevaient contre moi, mais je n'avais pas tardé à me rassurer en me disant que la justice saurait bien démêler la vérité. La justice! C'était mon ami Galpin-Daveline qui la représentait, et il se souciait bien de la vérité, vraiment, pourvu qu'il prouvât que son coupable était le coupable. Et comment ne l'eût-il pas prouvé! Lisez les pièces de l'instruction, mon père, et vous verrez de quel concours infernal de circonstances je suis victime. Pas une circonstance qui ne m'accuse. Jamais ne s'est ainsi manifestée cette puissance mystérieuse, aveugle et absurde, qui se joue de nous et que nous appelons la fatalité.

Presque inquiet de la violence de son fils, M. de Boiscoran se taisait. Et Jacques continuait:

– L'honneur d'abord, la prudence ensuite ont retenu sur mes lèvres le nom de madame de Claudieuse. Le jour où je l'ai livré, maître Magloire, mon ami, m'a dit que je mentais. Alors il m'a semblé que tout était perdu. Alors je n'ai plus aperçu d'autre issue que la cour d'assises, c'est-à-dire le bagne ou l'échafaud. J'ai voulu me tuer. J'étais résolu à me débarrasser d'un fardeau devenu trop lourd pour mes forces. Mes amis m'ont fait comprendre que je ne m'appartiens pas, et que tant qu'il me restera une lueur d'intelligence et une étincelle d'énergie, je n'ai pas le droit de disposer de ma vie…

– Malheureux! s'écria M. de Boiscoran, non, vous n'en avez pas le droit!

– Hier, poursuivait Jacques, Denise est venue me visiter… Savez-vous ce qu'elle m'offrait?… De fuir; non pas seul, mais avec elle. Mon père, la tentation a été terrible… Libre, Denise à moi, que m'importerait l'opinion du monde! Et elle insistait, cette amie incomparable, et tenez, là, à cette place où vous êtes, elle s'est mise à mes genoux! Je suis resté, cependant. Je doute du salut, et je reste!

Il s'attendrissait. Il s'affaissa sur le banc grossier du parloir, cachant son visage entre ses mains, sans doute pour cacher ses larmes. Jusqu'à ce que tout à coup, pris d'un de ces accès de rage, comme il en avait eu trop depuis son emprisonnement:

– Mais qu'ai-je fait! s'écria-t-il, qu'ai-je fait pour mériter un tel châtiment!

Le front du marquis de Boiscoran s'était soudainement assombri.

– Vous avez pris la femme d'un autre, mon fils, prononça-t-il.

Jacques haussa les épaules.

– J'aimais madame de Claudieuse, fit-il, elle m'aimait…

– L'adultère est un crime, Jacques…

– Un crime!… C'est ce que me disait Magloire. Mais vous, mon père, vous, le croyez-vous vraiment?… Alors c'est un crime qui n'a rien de sinistre, auquel tout engage et encourage, dont on se vante volontiers, dont tout le monde plaisante!… La loi, c'est vrai, arme le mari du droit de vie ou de mort. Mais quand on s'adresse à la loi, elle punit les coupables de six mois de prison, qu'ils font dans une maison de santé…

Ah! s'il eût su, le malheureux.

– Jacques, interrompit M. de Boiscoran, madame de Claudieuse prétend, à ce que vous avez dit, qu'une de ses filles, la plus jeune, est votre fille…

– C'est possible…

Le marquis de Boiscoran frémit.

– C'est possible! s'écria-t-il, et vous dites cela ainsi, insoucieusement. Insensé!… Vous n'avez donc jamais songé à ce que serait la douleur du comte de Claudieuse, s'il venait à apprendre la vérité! Et s'il la soupçonnait, seulement!… Vous ne comprenez donc pas qu'il suffirait d'un soupçon pour empoisonner sa vie, pour perdre probablement la vie de cette fille, qui est la vôtre… Vous ne vous êtes donc jamais dit qu'il est de ces doutes atroces dont un homme souffre plus cruellement que vous n'avez souffert de l'erreur dont vous êtes victime…

Il s'arrêta. Vingt mots de plus et il livrait peut-être son secret… Se maîtrisant, grâce à un héroïque effort:

– Mais je ne suis pas venu pour discuter, reprit-il, je suis venu vous dire que, quoi qu'il arrive, votre père ne vous abandonnera pas, et que, s'il vous faut subir l'opprobre de la cour d'assises, je serai assis à vos côtés…

Si extrême que fût le désordre de l'esprit de Jacques, il avait été frappé du trouble de son père, de l'intensité de son accent et de sa véhémence soudaine. Durant un dixième de seconde, il eut comme une perception vague de la désolante vérité. Mais avant d'être formulé, le soupçon s'évanouit devant cette promesse que lui faisait le marquis de Boiscoran d'affronter à ses côtés l'épouvantable humiliation d'un jugement. Promesse sublime d'abnégation et de piété paternelle, pour qui savait son horreur du scandale, sa réserve hautaine et son respect de soi poussé jusqu'à l'exagération.