D. – Vous passiez près d'elle, depuis assez longtemps, toutes vos soirées?
R. – Toutes.
D. – Sauf celle du crime, cependant.
R. – Malheureusement.
D. – Cela étant, votre fiancée a dû s'étonner de votre absence?
R. – Non, je lui avais écrit…
Entendez-vous, Jacques? s'écria maître Magloire. Et remarquez que monsieur Daveline se garde bien d'insister. Il craint de vous donner l'éveil. Il a obtenu un aveu, cela lui suffit.
Mais déjà maître Folgat avait cherché et trouvé une autre copie.
– Dans votre sixième interrogatoire, continua-t-il, voilà ce que j'ai noté:
D. – Ainsi, c'est sans but arrêté que, le soir du crime, vous êtes sorti emportant votre fusil?
R. – Je m'expliquerai sur ce sujet lorsque j'aurai consulté mon défenseur.
D. – Il n'est pas besoin de consultation pour dire la vérité.
R. – Rien ne me fera revenir sur ma détermination.
D. – Alors, pas plus qu'hier, vous ne direz où vous êtes allé de huit heures à minuit?
R. – Je répondrai à cette question en même temps qu'à l'autre.
D. – Il vous fallait un motif bien grave pour vous retenir dehors, car vous vous saviez attendu par votre fiancée, mademoiselle de Chandoré?
R. – Je lui avais écrit de ne pas m'attendre.
– Ah! Galpin-Daveline est un habile mâtin! grommela maître Magloire.
– Enfin, reprit maître Folgat, voici un passage de l'avant-dernier interrogatoire:
D. – Quand vous aviez une commission à faire à Sauveterre, à qui aviez-vous coutume de la confier?
R. – Au fils de mon métayer, Michel.
D. – Alors, c'est lui qui, le soir du crime, a porté à mademoiselle de Chandoré la lettre que vous lui écriviez pour lui dire de ne pas compter sur vous?
R. – Oui.
D. – Vous vous prétendiez retenu par quelque grave affaire?
R. – C'est le prétexte ordinaire.
D. – Mais, de votre part, ce n'était pas un prétexte. Où aviez-vous à aller, où êtes-vous allé?
R. – Tant que je n'aurai pas vu mon défenseur, je me tairai.
D. – Prenez garde! le système de dénégations et de réticences est périlleux!
R. – J'en connais et j'en accepte le danger.
Jacques était confondu. Et fatalement, il en est ainsi de tout accusé auquel on représente le procès-verbal de ses interrogatoires. Pas un qui ne s'écrie: «Quoi! j'ai dit cela, moi!» Il l'a dit, et il n'y a pas à le nier, c'est écrit et il l'a signé. Comment donc l'a-t-il pu dire?… Ah! voilà!… Si fort que soit un homme, il ne saurait, durant des mois entiers, tendre au même degré toutes ses facultés et toute son énergie. Il a ses heures d'accablement et ses heures d'espérance, ses accès de révolte et ses moments d'abandon…
Et l'impassible juge d'instruction profite de tout. Innocent ou coupable, il n'est pas de prévenu qui puisse lutter. Si prodigieuse que puisse être sa mémoire, comment se rappellerait-il une réponse inoffensive qui a des semaines de date! Le juge, lui, l'a recueillie, et vingt fois, s'il le faut, il la représentera sous une forme nouvelle. Et de même que l'impalpable flocon de neige devient l'irrésistible avalanche, le mot insignifiant prononcé au hasard, abandonné, puis repris, puis développé, commenté et interprété, peut devenir une charge écrasante.
Il faut avoir passé par là, il faut avoir été l'accusé ou le juge pour comprendre combien inégale est la partie, pour comprendre que les dispositions de la loi ne sont équitables que si le prévenu est coupable, et qu'en définitive il s'en faut bien que l'innocence trouve autant de protection que le crime.
Voilà ce que Jacques constata. Si habilement et à de si longs intervalles lui avaient été posées ces questions qu'il les avait oubliées; et cependant, rapprochant ses réponses, il lui fallait bien reconnaître que très positivement il avait avoué qu'il se proposait de consacrer à une affaire importante la soirée du crime.
– C'est épouvantable! s'écria-t-il. (Et pénétré de l'affreuse réalité des appréhensions de maître Folgat, il ajouta): Comment sortir de là?
Peut-être les défenseurs, maître Magloire surtout, ne furent-ils pas mécontents de cet effroi qui leur garantissait la docilité de Jacques.
– Je vous l'ai dit, répondit maître Folgat, il faut trouver une explication plausible.
– C'est ce dont je me déclare incapable.
Le jeune avocat parut rassembler ses souvenirs; puis:
– Vous êtes prisonnier, monsieur, reprit-il, et j'étais libre. Depuis un mois que je médite un système de défense, je me suis préoccupé de ce point, qui en est la base…
– Ah!…
– Où devait se célébrer votre mariage?
– Chez moi, à Boiscoran.
– Où devait avoir lieu la cérémonie religieuse?
– À l'église de Bréchy.
– En avez-vous parlé au curé?
– Plusieurs fois. Et même, à ce sujet, un jour, en plaisantant, il m'a dit: «Je vais enfin vous tenir dans mon confessionnal!»
Maître Folgat eut comme un tressaillement de joie qui n'échappa pas à Jacques.
– Donc, poursuivit-il, le curé de Bréchy était votre ami?
– Assez intime, oui. Il venait quelquefois me demander à dîner, sans façon, et jamais je ne passais près de chez lui sans entrer lui serrer la main…
La satisfaction du jeune avocat était devenue tout à fait visible.
– Décidément, s'écria-t-il, mon explication n'est pas invraisemblable! Écoutez, et croyez que je suis parfaitement sûr de mes informations. De neuf à onze heures, le soir du crime, il n'y avait personne au presbytère de Bréchy. Le curé dînait au château de Besson, et sa servante était allée au-devant de lui avec une lanterne…
– Compris! murmura maître Magloire.
– Pourquoi, mon cher client, continua maître Folgat, pourquoi ne seriez-vous pas allé chez le curé de Bréchy? D'abord, vous aviez à vous entendre avec lui sur les détails de la cérémonie, puis, comme il est votre ami, homme d'expérience, prêtre, vous vouliez, au moment de vous marier, prendre ses conseils, et enfin, vous vous proposiez de remplir ce devoir religieux dont il vous avait parlé, et qui vous répugnait un peu.
– Bon, cela! approuvait le célèbre avocat de Sauveterre, très bon!
– Donc, poursuivait le jeune avocat, c'est pour aller chez le curé de Bréchy, mon cher client, que vous vous êtes privé du bonheur de passer la soirée près de votre fiancée. Voyons comment cela répond aux charges de l'accusation. On vous demande en premier lieu pourquoi vous avez pris par les marais. Pourquoi? C'est que c'est de beaucoup le chemin le plus court, et que vous aviez peur de trouver le curé de Bréchy couché. Rien de plus naturel, car il est bien connu que cet excellent homme a l'habitude de se mettre au lit dès neuf heures. Cependant, c'est en vain que vous vous êtes hâté, car lorsque vous avez frappé à la porte du presbytère, personne n'est venu vous ouvrir…