D'un geste, maître Magloire interrompit son jeune confrère.
– Jusqu'ici, dit-il, très bien. Mais là, une invraisemblance se présente. Jamais, pour revenir de Bréchy à Boiscoran, personne ne s'avisera d'aller prendre par les bois de Rochepommier. Si vous connaissiez le pays…
– Je le connais pour l'avoir soigneusement exploré. Et la preuve, c'est que, prévoyant votre objection, j'y ai trouvé une réponse. Pendant que monsieur de Boiscoran frappait à la porte du presbytère, une petite paysanne, qu'il ne connaît pas, est passée et lui a dit qu'elle venait de rencontrer le curé sur la route, près de l'endroit qu'on appelle la Cafourche des Maréchaux. La situation du presbytère, isolé à l'entrée du bourg, rend très admissible cet incident. Pour ce qui est du curé, voici que le hasard m'a révélé: précisément à l'heure où monsieur de Boiscoran pouvait être à Bréchy, un prêtre passait près de la Cafourche des Maréchaux, et ce prêtre, auquel j'ai parlé, est le desservant d'une commune voisine, qui dînait chez monsieur de Besson, lui aussi, et qu'on était allé chercher pour administrer une femme qui se mourait… La petite paysanne ne mentait donc pas, elle se trompait…
– Étonnant! fit maître Magloire.
– Cependant, poursuivit maître Folgat, qu'a fait monsieur de Boiscoran, ainsi averti?… Il s'est lancé sur cette route et, croyant aller à la rencontre du curé, il a marché jusqu'au bois de Rochepommier. Reconnaissant enfin que, volontairement ou non, la petite paysanne l'avait induit en erreur, il s'est décidé à regagner Boiscoran par les bois… Mais il était de très mauvaise humeur d'avoir perdu ainsi une soirée qu'il eût pu passer près de sa fiancée, et c'est pour cela qu'il pestait et jurait, ainsi que l'a déclaré le témoin Gaudry…
Le célèbre avocat de Sauveterre secouait la tête.
– C'est ingénieux, prononça-t-il, je le reconnais, et j'avoue en toute humilité que jamais je n'aurais trouvé aussi bien. Seulement… car il y a un seulement, mon cher confrère, votre récit pèche par son admirable simplicité même. L'accusation vous répondra: «Si telle est la vérité, comment monsieur de Boiscoran ne l'a-t-il pas dite immédiatement, et qu'avait-il besoin, pour la dire, de consulter ses défenseurs?…»
À la contraction des traits de maître Folgat, on devinait l'effort de sa pensée.
– Je ne le sais que trop, répondit-il, là est le défaut de la cuirasse… Défaut considérable, car il est bien clair que si, le jour de son arrestation, monsieur de Boiscoran eût donné cette explication, on le relâchait. Mais comment trouver mieux!… Comment trouver seulement autre chose!… Ce n'est là d'ailleurs que le premier jet de mon idée, et c'est la première fois que je la formule… Aidé de vous, maître Magloire, de Méchinet, auquel je dois mes plus précieux renseignements, aidé de tous nos amis, enfin, je ne désespère pas d'ajouter à mon récit quelque particularité mystérieuse qui explique un peu les réticences de monsieur de Boiscoran… J'avais bien pensé à y faire intervenir la politique, à prétendre qu'en raison des opinions qu'on lui suppose, monsieur de Boiscoran tenait à dissimuler ses relations avec le curé de Bréchy…
– Oh! ce serait du plus détestable effet! interrompit maître Magloire. Nous ne sommes pas religieux, à Sauveterre, mais nous sommes dévots, confrère, excessivement dévots…
– Aussi ai-je renoncé à mon idée.
Silencieux et jusque-là immobile, Jacques se dressa tout à coup.
– N'est-il pas prodigieux, s'écria-t-il d'un accent de rage concentrée, n'est-il pas inouï de nous voir ici réduits à combiner un mensonge! Et je suis innocent!… Que serait-ce de plus si j'étais assassin!
Jacques avait raison mille fois: c'était quelque chose de monstrueux que cette nécessité où il se trouvait de taire la vérité.
Pourtant ses défenseurs ne relevèrent pas l'exclamation, absorbés qu'ils étaient par l'examen minutieux du système de défense.
– Abordons les autres points de l'accusation, fit maître Magloire.
– Si ma version était admise, répondit maître Folgat, le reste irait tout seul. Mais le sera-t-elle?… Le jour où on est venu l'arrêter, cherchant un prétexte à sa sortie de la veille, monsieur de Boiscoran a dit qu'il allait à Bréchy chez son marchand de bois… Imprudence désastreuse! Voilà le danger! Quant au reste, qu'est-ce en somme?… L'eau où monsieur de Boiscoran s'est lavé les mains en rentrant, et où on a retrouvé des débris de papier carbonisé… Nous n'avons qu'à altérer légèrement la vérité pour l'expliquer. Nous n'avons qu'à dire ce qu'a fait réellement monsieur de Boiscoran, en attribuant son action à un autre motif. Monsieur de Boiscoran est un fumeur déterminé, n'est-ce pas?… Pour son excursion à Bréchy, il s'était muni d'une provision de cigarettes, mais il n'avait pas pris d'allumettes… Et ceci n'est pas une allégation en l'air. Nous fournissons des preuves, nous produisons des témoins. Si nous n'avions pas d'allumettes, c'est que la veille nous avons oublié chez monsieur de Chandoré la boîte que nous portons habituellement sur nous, que tout le monde nous connaît, et qui depuis est restée sur la cheminée du petit salon de mademoiselle Denise, où elle est encore… Donc, nous n'avions pas d'allumettes, et nous étions déjà loin de Boiscoran quand nous nous en sommes aperçus. Fallait-il donc ou nous passer de fumer ou retourner sur nos pas?… Non! Nous avions notre fusil et nous connaissons le procédé qu'emploient tous les chasseurs en pareille occurrence. Nous avons retiré la charge de plomb d'une de nos cartouches et, en enflammant la poudre, nous avons enflammé un morceau de papier… C'est une opération qu'il est impossible de réussir sans se salir et se noircir les mains. Comme nous l'avons répétée plusieurs fois, nous avions les mains très sales et très noires, et les ongles pleins de débris de papier brûlé…
– Ah! cette fois, s'écria le célèbre avocat de Sauveterre, bravo!
Son jeune confrère s'animait. Et toujours employant le «nous», qui est dans les habitudes du barreau:
– Cette eau, d'ailleurs, poursuivit-il, cette eau que vous nous reprochez, est le plus magnifique témoignage moral de notre innocence. Incendiaire, nous l'eussions jetée avec la précipitation que met le meurtrier à effacer de ses habits les taches de sang qui le dénoncent…
– Très bien encore! approuva maître Magloire.
– Et vos autres charges, continua maître Folgat, comme s'il eût été à l'audience et se fût adressé au ministère public, vos autres charges sont toutes de cette valeur. Notre lettre à mademoiselle Denise, pourquoi l'invoquez-vous? Parce que, selon vous, elle établit notre préméditation… Ah! ici je vous arrête. Sommes-nous donc stupide et dénué du plus vulgaire bon sens? Telle n'est pas notre réputation… Quoi! préméditant un crime, nous ne nous serions pas dit que nous pouvions être découvert, et nous ne nous serions pas ménagé un alibi! Quoi! nous serions parti de chez nous avec l'intention bien arrêtée d'aller tuer un homme, et c'est avec du plomb de lièvre et de la cendrée que nous aurions chargé notre fusil!… En vérité, vous nous faites la défense trop facile, car votre accusation ne soutient pas l'examen…
Du geste, vivement, Jacques à son tour approuvait.
– Voilà, interrompit-il, ce que je n'ai cessé de répéter à Daveline, et ce à quoi il ne trouvait rien à répondre… C'est sur ce point qu'il faut insister!