Sur quoi, échangeant une dernière poignée de main, ils se séparèrent. Maître Magloire regagnant son logis, maître Folgat remontant la rue de la Rampe.
La demie de six heures venait de sonner; aussi le jeune avocat se hâtait-il, craignant de faire attendre. On l'attendait, en effet, pour se mettre à table, mais en entrant au salon, il ne songea plus à s'excuser, tant il fut frappé de l'accablement et de la morne tristesse des amis et des parents du prisonnier.
– Avons-nous donc quelque fâcheuse nouvelle? interrogea-t-il d'une voix hésitante.
– La plus fâcheuse que nous eussions à redouter, oui, monsieur, répondit le marquis de Boiscoran. Elle n'était que trop prévue de nous tous, et, cependant, vous le voyez, elle nous surprend comme un coup de foudre…
Le jeune avocat se frappa le front.
– La chambre des mises en accusation a rendu son arrêt! s'écria-t-il.
De la tête, comme si la voix lui eût manqué, le marquis répondit:
– Oui!
– C'est encore un grand secret, ajouta Mlle Denise, et si nous le savons, c'est grâce à une indiscrétion de notre bon, de notre dévoué Méchinet. Jacques est renvoyé devant la cour d'assises…
Elle fut interrompue par un domestique qui entrait annoncer que mademoiselle était servie.
On passa dans la salle à manger; mais, sous l'empire de ce dernier événement, le dîner fut lugubre. Seule, Mlle Denise, qui devait à la fièvre son étonnante énergie, aida maître Folgat à maintenir la conversation vivante. Par elle, le jeune avocat apprit que, décidément, le comte de Claudieuse était au plus mal, et qu'on lui eût administré, dans la journée, les derniers sacrements, sans le docteur Seignebos qui s'y était opposé en déclarant que la plus légère émotion pouvait tuer son malade.
– Et s'il meurt, prononça M. de Chandoré, ce sera notre dernier coup. L'opinion, déjà si montée contre Jacques, deviendra implacable.
Cependant le repas finissait, maître Folgat s'approcha de Mlle Denise.
– J'ai à vous prier, mademoiselle, lui dit-il, de me confier la clef de la petite porte du jardin…
Elle le regardait d'un air étonné.
– J'ai à recevoir secrètement, ajouta-t-il, l'homme de la police qui m'a promis son concours.
– Il est ici?
– De ce matin…
Mlle Denise lui ayant remis la clef, maître Folgat se hâta de gagner le fond du jardin, et au troisième coup de neuf heures, le ménétrier de la place du Marché-Neuf, Goudar, poussa la petite porte et entra, son violon sous le bras.
– Un jour de perdu! commença-t-il, sans même songer à saluer, tout un jour, car je ne pouvais rien tenter avant de vous avoir vu…
Il semblait si furieux que maître Folgat entreprit de le calmer.
– Laissez-moi d'abord, dit-il, vous complimenter de votre travestissement…
Mais Goudar n'était point sensible aux éloges.
– Que serait un policier qui ne saurait pas se travestir! interrompit-il. Beau mérite, ma foi! Et croyez que rien ne me répugne davantage. Mais pouvais-je tomber à Sauveterre avec ma véritable personnalité? Un homme de la police! brrr… tout le monde m'eût fui comme la peste et on n'eût répondu que des mensonges à toutes mes questions… Alors, je me suis affublé de cette défroque honteuse qui m'est familière, et pour laquelle, même, j'ai pris pendant six mois un professeur de violon. Un musicien ambulant fait ce qu'il veut sans éveiller les soupçons; il erre dans les rues ou le long des routes, il entre dans les cours, se glisse dans les maisons, visite les cafés et les cabarets; il peut, sous prétexte de demander l'aumône, accoster les gens, leur parler, les suivre… Et, pour ce qui est de la façon dont je baragouine le saintongeois, sachez que j'ai passé six mois dans les Charentes, à la piste des faux billets de banque du fameux Gâtebourse. Si au bout de six mois on ne tient pas l'accent d'une province, on ne sera jamais un policier. Or, je le suis, moi, je suis condamné à cet exécrable métier, qui fait le désespoir de ma femme…
– Si votre ambition est vraiment ce que vous m'avez dit, mon cher Goudar, interrompit maître Folgat, peut-être pourrez-vous le quitter bientôt, ce métier que vous détestez tant. Si vous réussissez à tirer d'affaire monsieur de Boiscoran…
– Il me donnerait la maison de la rue des Vignes?…
– De grand cœur.
L'homme de la préfecture leva les mains au ciel.
– La maison de la rue des Vignes, répéta-t-il. Le paradis en ce monde. Un jardin immense, une terre d'une qualité supérieure. Et quelle exposition, mon maître! J'y ai lorgné des murs où j'obtiendrais des pêches plus belles que celles de Montreuil et des chasselas plus parfumés que ceux de Fontainebleau.
– Y avez-vous trouvé quelque nouvel indice? demanda maître Folgat.
Brusquement rappelé à la réalité, Goudar s'assombrit.
– Aucun, répondit-il, et c'est inutilement que j'ai interrogé tous les fournisseurs. Je ne suis pas plus avancé que le premier jour.
– Espérons que vous serez plus heureux ici.
– Je l'espère, mais pour commencer mes opérations, il me faut votre assistance. J'ai besoin de voir le docteur Seignebos et le greffier Méchinet. Priez-les de se trouver au rendez-vous qu'un billet de moi leur assignera.
– Ils seront prévenus.
– Maintenant, si je veux que mon incognito soit respecté, il me faut un permis de séjour du maire, au nom de Goudar, musicien ambulant. Je garde mon nom que personne ici ne connaît. Mais il me faut ce permis ce soir même. Où que je me présente pour coucher, on me demandera mes papiers…
– Attendez-moi un quart d'heure, là, sur ce banc, dit maître Folgat, je cours chez le maire…
Un quart d'heure plus tard, en effet, Goudar avait son permis en poche et s'en allait demander un gîte à l'auberge du Mouton-Rouge, la plus malfamée de Sauveterre.
En présence d'une obligation pénible et inévitable, les tempéraments se décèlent. Les uns ajournent tant qu'ils peuvent, tergiversent, lanternent, pareils à ces dévotes qui renvoient leur gros péché à la fin de leur confession; les autres, au contraire, ont hâte de se débarrasser de l'anxiété et en finissent le plus tôt qu'il est possible.
Maître Folgat était de ces derniers. Réveillé avec le jour, le lendemain de l'arrivée de Goudar: je verrai Mme de Claudieuse ce matin même, se dit-il.
Et en effet, dès huit heures, vêtu avec plus de recherche peut-être que de coutume, il sortit en disant au domestique qu'on ne l'attendît pas s'il n'était pas rentré au moment du déjeuner.
C'est au palais de justice qu'il se rendit tout d'abord, espérant bien y rencontrer le greffier. Et son espoir ne fut pas déçu. La salle des pas perdus était déserte, mais déjà Méchinet était à son bureau, grossoyant avec l'activité fiévreuse qu'imprime l'idée constante d'un immeuble à payer.
Il se dressa en voyant entrer maître Folgat, et tout de suite:
– Vous savez l'arrêt de la chambre! fit-il.
– Oui, grâce à votre obligeance, et je dois vous avouer qu'il ne m'a pas surpris. Qu'en pense-t-on au Palais?
– Tout le monde croit à une condamnation.
– Nous le verrons bien! fit le jeune avocat. (Et baissant la voix): Mais je viens encore pour autre chose, continua-t-il. L'agent que j'attendais est arrivé et désirerait vous entretenir. Il vous écrira pour vous assigner un rendez-vous, accordez-le-lui, je vous en prie.