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Leur coda préférée, lorsque Jim pénètre à la trace sur South Coast Plaza et arrête la voiture :

— Je ne veux plus te voir, plus jamais ! crie Virginia.

— Très bien, crie Jim en retour. Tu ne me verras plus !

Et Virginia claque la portière et s’éloigne à la hâte.

Jim pousse un profond soupir, appuie son front sur le commutateur de direction. A combien de personnes en même temps est-il capable de faire du mal ? Aujourd’hui…

Il reste assis plusieurs minutes, le front reposant misérablement sur le tableau de bord, à se faire du souci pour Hana. Il faut qu’il fasse quelque chose, sinon… Mais il ne sait pas quoi. Abe. Impossible de trouver Abe. Tashi ! Putain, ça tombe de tous les côtés d’un seul coup, comme si toute l’île était menacée d’un raz de marée. Tout se déglingue ! Il descend le rail sur Bristol, en direction de chez Tashi.

62

Sur le toit de Tashi, tout est silencieux et sombre. Un côté de la tente est éclairé par le terne éclat d’une lampe à l’intérieur. De l’autre côté du toit, au milieu des jardinières, rougeoie faiblement du charbon de bois pour barbecue. Tashi, silhouette massive dans les ténèbres, est assis près du feu dans un petit fauteuil de plage pliant. La douce odeur de soja d’une sauce pour teriyaki s’élève de la viande sur le feu.

— Hé, Jim.

— Hé, Tash.

Jim s’empare d’un fauteuil de plage plié derrière la tente et le déplie. S’assied.

Tash se penche en avant pour retourner l’un de ses infâmes hamburgers à la dinde, et la graisse flambe un instant sur les braises, éclairant le visage de Tashi. Il semble aussi impassible que de coutume, saisit un récipient d’eau, asperge les flammes. Dans l’obscurité retrouvée, il fait gicler un peu de son teriyaki fait maison sur ses hamburgers, qui grésillent et exhalent un fumet aromatique.

— J’ai appris, pour Erica.

— Hmm.

— Elle est partie comme ça ?

— … Ça a été un peu plus compliqué que ça. Mais en gros ça se ramène à ça.

Tash se repenche en avant, glisse la spatule sous le hamburger et en contrôle la cuisson. L’introduit dans un petit pain déjà prêt. Mange.

— Bon Dieu ! (Jim s’aperçoit qu’il est furieux contre Erica.) Elle a fait ça., comme ça ?

— Umph.

— Incroyable. (Quitter quelqu’un comme Tash ! Imbécile de bonne femme.) Merde, tu parles d’un truc à faire !

Tash déglutit.

— Erica n’est pas de cet avis.

Jim claque de la langue, irrité. Tash a l’air de prendre ça si bien qu’on jurerait qu’il a bien réfléchi à la question et qu’il est en quelque sorte du même avis qu’Erica, peut-être…

Tash finit de manger.

— Prenons un peu de dope.

Ils sortent un plein récipient de California Mello, et cillent la totalité du truc, ça va, ça vient, ça va, ça vient, jusqu’à ce que les larmes dévalent le visage de Jim et qu’il ait l’impression d’avoir des plaques de verre à la place des cornées. Des nuages blanc orangé, fortement éclairés de dessous par la ville, roulent lentement vers l’intérieur des terres. Lentement, très lentement. La colère de Jim reflue. Elle est toujours présente, mais muselée, couverte comme les braises du barbecue, réduite à une impression légère, mélancolique, de trahison. C’est la vie. Les gens vous trahissent, trahissent vos amis. Il se rappelle les traits de Debbie Riggs au moment où elle l’abreuvait de véhéments reproches. Il a lui-même trahi plus de gens que de gens ne l’ont jamais trahi, et cette prise de conscience atténue encore sa colère. Il projetait sur Erica ce qu’il ressentait à l’égard de lui-même…

— Angela a appelé, dit Tash. Elle m’a dit que tu étais allé dîner avec Virginia.

— Ouais. La vache.

Tash ricane.

— Comment va-t-elle ?

— En ce moment précis, je suppose qu’elle est en proie à d’énormes bouffées de légitime indignation.

— Virginia nirvana, hein ?

Jim rit. Ils peuvent insulter leurs ex-copines réciproques, et se remonter le moral. Très appréciable. Le Mello continue de percuter à l’intérieur, et il voit à quel point ce qu’il pensait était idiot. Il a été foudroyé par un calme qui le laisse presque sans voix.

— Waow.

— Sans déconner.

— Quel pied.

— Inouï.

Ils gloussent, mais très doucement.

Après une longue contemplation des nuages, Jim demande :

— Alors, qu’est-ce que tu vas faire ?

— Qui sait ? (Après un long silence :) Je crois pas que je peux continuer à vivre comme ça, pourtant. C’est trop de boulot. J’ai pensé à déménager.

Et Jim perçoit soudain la tristesse de la voix de Tashi, il réalise que le masque stoïque n’est rien de plus qu’un masque. Bien sûr que le bonhomme est touché. Les émotions se fraient un chemin à coups de poing à travers la brume du Mello, et Jim regrette cette anesthésie. Il se sent, tout à coup, extraordinairement impuissant. Il ne peut être d’aucune aide, d’aucune.

— Pour aller où ?

— Sais pas. Loin.

— Oh, merde.

Ils restent assis côte à côte, silencieux, et regardent dériver vers les terres tout un paquet de nuages orangés.

63

Quand Jim repiste jusque chez lui plus tard ce même soir, il se sent à peu près aussi abattu que dans le pire des moments d’abattement dont il se souvient. Il a dépassé le stade de la musique, n’essaie même pas d’en mettre. Juste les sons de l’autoroute à mesure qu’il rentre le programme pour retourner chez lui et se laisser tracer, avachi sur son siège. Même au milieu de la nuit, le light-show joue au flipper dans la cuvette, nuée d’hélicoptères silencieux planant au-dessus de la Marine Station, pareils à des soucoupes volantes, avions fonçant pour atterrir à John Wayne, autoroutes suspendues fonctionnant presque à plein…

Une fois de plus, il est frappé de voir son appartement comme une coquille vide, un petit studio crasseux sous une autoroute, envahi de paperasses et d’artifices en plastique pour conjurer la réalité. Ce n’est pas une si mauvaise idée. Il se dirige vers les cassettes vidéo, remarque la pile de celles que Virginia et lui ont faites à l’aide des appareils de la chambre, à l’époque où ils commençaient à sortir ensemble. Il éprouve l’envie perverse et puissante d’en regarder une. Virginia en train de se déshabiller, d’exécuter la routine triviale qui consiste à ôter ses vêtements, avec la même insouciance que quand on défait les lacets de ses chaussures. Se tenir nue devant un assemblage de miroirs, se brosser les cheveux en contemplant l’infinité de reflets d’elle-même…

— Non !

La répugnance que lui inspire ce désir croissant augmente plus vite que le désir lui-même, sentiment nouveau pour Jim. S’il devient prisonnier de son image vidéo ce soir, quelques heures à peine après leur dernière dispute, à quel point cela deviendra-t-il plus facile dans les semaines et les mois à venir ? Il sera si commode de se borner à se concentrer sur l’image… Et il se retrouvera esclave de ça, amoureux d’une femme vidéo, comme tant d’autres Américains.

Craintivement, il saisit la pile de cassettes.