Il renonce à toute tentative de se reprendre en main, et compose le numéro de Hana, sans avoir en tête la moindre idée de ce qu’il va lui dire. Le bruit de la sonnerie le fait paniquer, son pouls s’accélère, il raccrocherait s’il n’avait pas la certitude que Hana saurait que c’est lui qui l’a réveillée et qu’il n’a pas eu les nerfs assez solides pour lui parler, et, cette perspective devant lui, il insiste, sonnerie après sonnerie… Personne.
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Il n’y a personne.
Comment en est-on arrivé là ?
Au début, ce fut la conséquence des lotissements, des autoroutes, des voitures. Quand on habitait une banlieue nouvelle, il fallait prendre sa voiture pour faire ses courses. Combien c’était plus pratique de se garer en un lieu unique, et de faire toutes ses courses au même endroit !
Ainsi naquirent les mails. D’abord, ce ne furent que de simples centres commerciaux. Grands parkings de bitume flanqués de magasins sur deux ou trois côtés ; il y en avait des vingtaines, comme partout ailleurs en Amérique.
Ensuite, cela se transforma en complexes de parkings mélangés à des îlots de magasins, comme à Fashion Square, le plus ancien centre commercial du comté. Ils étaient populaires. Ils avaient un franc succès à l’époque de Noël. Dans les faits, ils devinrent l’équivalent fonctionnel de villages, des lieux où l’on pouvait circuler à pied pour se procurer tout ce dont on avait besoin – des villages plantés comme des îles au sein de la texture multi-couche de l’autopie. Une fois garé dans un centre commmercial, on pouvait retourner à une existence de piéton. Et devant cette perspective, le corps, la machine cérébrale répondaient par un OUI massif.
South Coast Plaza fut l’un des premiers à aller au-delà de cette notion, à clore le carré de magasins et à le doter d’un toit, rejetant le parking à l’extérieur. A se baptiser « mail ». Un village équipé de l’air conditionné – sauf, bien sûr, que tous les villageois n’étaient que de passage.
Lorsque South Coast Plaza ouvrit en 1967, ce fut un gigantesque succès, et la famille Segestrom, qui descendait du roi du haricot de Lima, C.J. Segestrom, continua de construire sur le terrain jusqu’à posséder le mail des mails, l’équivalent de plusieurs immeubles de cinquante étages étalés sur quarante hectares, le tout en vase clos. Une sorte de village spatial qui aurait atterri à la frontière de Santa Ana et de Costa Mesa.
Ils se firent un paquet d’argent.
D’autres mails surgirent comme des champignons rejetons encerclant S.C.P. Tous poussèrent, enclosant davantage d’espace, autorisant davantage de consommateurs à passer leur vie à l’intérieur. Westminster Mail, Huntington Center, Fashion Island, Orange Mail, Buena Park Center, le City, Anaheim Plaza, Brea Mail, Laguna Hills Mail, Orange Fair Center, Cerritos Center, Honey Plaza, La Habra Fashion Square, Tustin Mail, Mission Viejo Fair, Trabuco Market-place. Mission Mail, Canyon Center, tous s’implantèrent et devinrent florissants avant la fin du siècle, s’accroissant par concrétion, prenant possession des quartiers environnants, s’augmentant de magasins, de restaurants, banques, salles de gym, boutiques, coiffeurs, apparts, coprops. Oui, on pouvait vivre dans un mail si on voulait. Ce qui était le cas de pas mal de gens.
En 2020, leur nombre avait de nouveau doublé, et bon nombre de kilomètres carrés du Comté d’Orange étaient couverts et dotés de l’air conditionné. Quand la forêt nationale de Cleveland fut aménagée, il y eut de la place pour un gros ; le mail de Silverado rivalisait avec S.C.P., question surface, et devint en 2027 le plus important de tous les mails – signe que l’arrière-pays était enfin arrivé.
Les mails se fondaient à la perfection dans le système d’autoroutes aériennes et, au milieu du comté, il était souvent possible d’emprunter une bretelle de sortie pour accéder à un parking, à partir duquel on pouvait prendre un escalier mécanique au milieu du labyrinthe qu’était la périphérie d’un mail, puis regagner son appart, ou aller dîner, ou continuer son shopping, sans jamais s’approcher de moins de dix mètres de la terre ferme ensevelie. Tout ce que l’on avait besoin de faire, on pouvait le faire dans un mail.
On pouvait passer toute sa vie à l’intérieur.
Et rien de tout cela, bien sûr, ne disparut jamais.
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Dennis reçoit un appel de Washington, D.C.
— Dennis ? Louis Goldman à l’appareil. Je voulais vous raconter les derniers rebondissements de l’affaire Abeille-Tempête. Ça a l’air de bien se présenter, je crois.
— Ah ?
— Nous avons considéré plusieurs hypothèses, de notre côté, et il y en a une ou deux qui penchent vraiment en notre faveur. Nous avons contacté Elisha Francisco, l’assistant du sénateur George Forrester. Forrester est à la tête de la Commission du Budget au Sénat, et il chapeaute la Commission des Forces Armées, et il est plutôt à couteaux tirés avec l’Air Force depuis environ quatre ans. Ce qui fait que son bureau accueille toujours volontiers les munitions pour cette bagarre, et quand j’ai rapporté à Francisco les détails de notre affaire, il a immédiatement sauté dessus.
— Et que peuvent-ils faire ? demande McPherson, circonspect.
— Ils peuvent faire beaucoup de choses ! Surtout que l’O.G.C., le cerbère du Congrès, s’est fait écrabouiller sur notre cas, et que le Congrès est très susceptible quand on l’ignore comme ça. Le sénateur Forrester a déjà demandé au Département des Affectations du Bureau des Contrats Technologiques un rapport indépendant sur la question. Ça peut avoir un intérêt réel, parce que le B.C.T. est aussi à l’abri que possible des pressions dans cette ville. Le Département des Affectations du B.C.T. a la réputation d’être le groupe de décision d’octrois le plus impartial qui se puisse trouver en matière militaire. N’importe quel membre du Congrès peut leur demander un rapport, et personne n’a la moindre emprise sur eux, aussi mettent-ils un point d’honneur à donner un éventail parfaitement impartial du pour et du contre, à n’importe quel sujet. Gaz asphyxiants, guerre biologique, technologies de persuasion, il suffit de mentionner un sujet, et ils fournissent un rapport qui s’en tient à l’efficacité technologique, et uniquement à ça.
— Alors nous allons peut-être pouvoir voir arriver le rapport que l’O.G.C. aurait dû faire ?
— C’est exact. Et Forrester va le balancer dans les pattes de l’Air Force, vous pouvez me croire.
— Est-il en mesure de faire annuler la décision d’octroi du programme Abeille-Tempête, dans ce cas ?
— Eh bien, pas à lui tout seul. Il n’existe aucune procédure en ce sens, vous comprenez. Au mieux, le secrétariat de l’Air Force cédera sous les coups d’aiguillon du Congrès, mais ce n’est pas très probable, quelle que soit l’insistance de Forrester à les accabler. Néanmoins, si la L.S.R. se remuait au même moment – si nous faisions appel de la décision auprès d’une instance juridique supérieure –, et qu’il se passe tous ces autres trucs au Congrès, il est pratiquement sûr qu’un nouveau juge fera capoter la décision de Tobiason, et vous vous remettrez au boulot.
— Vous croyez ?
— J’en suis sûr. Par conséquent, nous vous envoyons, à vous et à Argo/Blessman, une lettre pour vous demander de nous autoriser à engager une nouvelle procédure d’appel, mais je tenais à vous informer d’abord, étant donné que vous êtes notre intermédiaire, pour que vous puissiez faire ce qu’il faut de votre côté.