Hereford va droit au fait :
— Avez-vous retiré tous les veilleurs de nuit des bâtiments, là-bas ?
— Oui, nous l’avons fait juste après votre visite. Mais, écoutez, l’équipe de Foudre en Boule rapporte certains progrès conséquents, et j’ai pensé qu’il fallait que je vous en parle…
Hereford hoche la tête.
— Contentez-vous de garantir la stabilité de la situation au sein des bâtiments, surtout dans les jours qui viennent.
Lemon acquiesce avec raideur, la frustration lui tiraillant les commissures des lèvres.
— Est-ce que vous savez…
Hereford fronce les sourcils.
— Nous avons trouvé la source des problèmes. Il agit sur commande.
— Et il a été engagé par ?
Mais c’est aller trop loin. Hereford détourne le regard vers la baie de New York et déclare :
— N’en parlons pas davantage pour l’instant. Nous pourrons en discuter plus amplement plus tard.
— Bon.
« Je n’en apprendrai jamais plus sur cette affaire », réalise Lemon ; ça se déroule à un niveau auquel il est étranger, ça le dépasse. Une partie de lui-même est ulcérée par ce constat ; une partie de lui-même se réjouit qu’il ne sache pas, qu’il ne soit pas impliqué. Qu’on laisse ce genre de choses à d’autres !
Hereford est sur le point de déconnecter quand Lemon se rappelle quelque chose d’autre.
— Oh, au fait, nous avons reçu une requête de l’avocat qui nous représente à Washington ; il souhaite faire appel du jugement sur l’affaire Abeille-Tempête. (Il décrit la situation par le menu.) Donc, il semble qu’avec un nouvel appel nous ayons vraiment de bonnes chances de succès.
Hereford fronce les sourcils.
— Attendez que je vous rappelle sur ce point, dit-il, et l’écran se vide.
71
Le lendemain, après une matinée productive et un déjeuner de travail bien rempli avec Dan Houston, Dennis reçoit un appel de Ramona, la secrétaire de Lemon, qui le somme de monter s’entretenir avec le patron. McPherson a de toute façon besoin de lui parler, il s’assied sur son habituelle irritation face aux convocations péremptoires, et monte.
Comme à l’accoutumée, Lemon se tient face à la baie vitrée et contemple la mer. Il semble à cran, mal à l’aise – du moins dans une certaine mesure, minime. C’est difficile à préciser, mais McPherson a bien été obligé de devenir un expert en matière d’analyse des infimes signaux qui marquent les capricieux changements d’humeur de son patron, et tout de suite, alors qu’il s’assied sur la sellette et regarde Lemon faire les cent pas, il perçoit quelque chose d’inhabituel, une tension qui dépasse l’habituelle énergie maniaque.
D’abord, il se contente de parler du programme Foudre en Boule. Il harcèle littéralement McPherson de questions sur le sujet, contre-interrogatoire plus serré qu’aucun de ceux auxquels Lemon s’est jamais livré sur lui, et qui rappelle un peu les séances de questions du C.E.S.S. à Dayton. Lemon n’a pas abordé de problèmes techniques de façon si pointue depuis des années ; il a vraiment bien fait ses devoirs.
Mais pourquoi ? McPherson n’arrive pas à comprendre.
— Ce qui revient à dire, déclare Lemon d’une voix accablée quand il en a fini, que vous avez eu l’idée géniale d’une attaque en faisceaux phasés, ce qui nous entraîne loin dans la phase post-boosters. Mais nous ne sommes pas en mesure de respecter les spécifications que nous sommes censés avoir prouvé être en mesure de respecter, dans la proposition initiale qui nous a valu le programme.
— C’est exact, dit McPherson. C’est impossible sur le plan de la physique.
— Impossible pour vous, vous voulez dire.
McPherson hausse les épaules. Il en a tellement marre de Lemon qu’il ne prend même plus la précaution de le cacher.
— Impossible pour moi, c’est exact. Je ne peux pas changer les lois de la physique. Peut-être le pouvez-vous. Mais quand on falsifie les essais pour essayer de faire plier les lois de la physique, on se fait toujours coincer, pas vrai ?
Lemon a les yeux à peine plissés, signe de danger.
— Vous prétendez que Houston a falsifié les essais sur le programme ?
— Nous venons de faire le tour des données, non ? Nous le savons depuis que vous m’avez mis sur le programme. A quoi tout ceci rime-t-il ? Soit quelqu’un d’autre a concocté des essais qui avaient bonne allure, avec des résultats authentiques mais sans rapport avec le sujet – et si ça s’appelle falsifier, l’Air Force le fait depuis des années –, soit quelqu’un a commis une erreur stupide, et supposé que le système fonctionnerait dans le monde réel, alors que ce n’était pas le cas.
Lemon acquiesce lentement, comme satisfait de quelque chose. Il reste un long moment à regarder par la fenêtre.
McPherson l’observe ; il a perdu le fil de la conversation, il ne sait toujours pas pourquoi Lemon le voulait ici. Pour une confirmation du fait que le programme Foudre en Boule est vraiment et intégralement coulé ? Il ne l’est pas, si l’on élargit la définition de la phase boosters, si l’on accorde plus de temps à la défense ; mais ça ne semble pas intéresser Lemon, il paraît penser que l’Air Force rejettera le système si une seule spécification n’est pas remplie. Et il est possible qu’il ait raison sur ce point, mais ils doivent tenter leur chance.
McPherson aborde le sujet du coup de téléphone de Goldman et de l’appel sur Abeille-Tempête.
Lemon hoche la tête.
— J’ai reçu votre mémo hier.
— Nous n’avons qu’à leur donner leur feu vert pour aller en appel, et nous voilà en piste. Ça semble vraiment prometteur, d’après ce que dit Goldman.
Lemon tourne la tête pour le dévisager. Visage fermé. Totalement dénué d’expression. Le soleil transforme son œil gauche en cristal.
Lentement, il fait non de la tête.
— Nous avons reçu des ordres différents de Hereford. Pas d’appel.
— Quoi ?
— Pas d’appel.
Malgré le choc, McPherson voit bien que, cette fois, Lemon ne cherche pas à l’étriller avec ça comme à l’accoutumée, à le tanner. A vrai dire, il semble mal à l’aise, démoralisé. Mais ce n’est là que le réflexe de défense typique de Lemon qui continue de fonctionner en dépit du choc provoqué par ce qu’il a appris.
McPherson se lève.
— Enfin merde, qu’est-ce qui se passe ? Ça fait un an que nous travaillons là-dessus, nous avons investi une vingtaine de millions de dollars dans l’histoire, et nous sommes tout près de décrocher le contrat !
Lemon lève la main.
— Je sais, dit-il d’une voix lasse. Asseyez-vous, Mac.
Alors que McPherson reste debout, c’est Lemon qui s’assied sur le bord de son bureau.
— C’est une victoire que nous ne pouvons pas nous permettre de remporter.
— Quoi ?
— C’est la décision de Hereford. Et je suppose qu’il a raison, même si je n’aime pas ça Savez-vous ce qu’est une victoire à la Pyrrhus, Mac ?
— Oui.
Lemon pousse un gros soupir.
— Il y a des fois où toutes les victoires ont l’air de victoires à la Pyrrhus, à notre époque.
Il se reprend, jette un regard perçant à McPherson.
— C’est comme ça. Si nous gagnons cette fois-ci – si nous forçons l’Air Force à restituer sa récompense, et remportons nous-mêmes le contrat –, nous obtenons Abeille-Tempête, sans aucun doute. Mais nous humilions également l’Air Force devant l’ensemble de la profession, devant le pays tout entier. Et si nous faisons ça, Abeille-Tempête sera le dernier programme que nous pourrons jamais espérer obtenir de l’Air Force. Parce qu’ils s’en souviendront. Ils feront tout leur possible pour nous faire faire faillite. Ils nous tiennent déjà par les couilles, avec cette histoire de Foudre en Boule qui marche mal. C’est déjà moche, mais ça va plus loin – plus de programmes noirs, plus de programmes super-noirs, plus d’avis d’A.O. anticipés, plus de décisions en notre faveur dans les compétitions serrées sur des projets, des embrouilles lourdes de conséquences sur les C.M.P. – bon Dieu, ils sont en mesure de nous faire ça ! C’est un marché fabriqué par le client ! Il n’existe qu’un seul client pour les systèmes de défense spatiaux, et c’est l’United States Air Force. Ils ont le pouvoir.