— Il n’y a aucune façon de s’en sortir, dit Jim, envahi par le désespoir.
— Peut-être. Mais je fais ce que je peux.
Il détourne les yeux de Jim, les baisse sur le béton de l’allée.
— Mais je ne peux faire que ce que je peux, dit-il, la voix prise. (Ses lèvres se pincent en une moue amère.) Je ne peux pas changer le monde, et toi non plus.
— Mais on peut essayer ! Si tout le monde essayait…
— Si les porcs avaient des ailes, ils voleraient. Sois réaliste.
— Je suis réaliste. C’est du commerce, on exploite une quantité considérable de ressources pour rien. C’est corrompu jusqu’à la moelle !
Dennis regarde le moteur, saisit la clé, la tourne. L’examine très attentivement. Les muscles de ses mâchoires palpitent à intervalles réguliers, il semble éprouver des difficultés à déglutir. Quelque chose dans ce que Jim a dit…
— Ne viens pas me parler de corruption, pas à moi, dit-il lentement. J’en sais davantage à ce sujet que tout ce que tu pourras jamais imaginer. Mais ça n’a rien à voir avec le système.
— C’est le système, justement c’est le système !
Dennis se borne à secouer la tête, les yeux toujours fixés sur la clé.
— Le système est là pour qu’on l’utilise en bien ou en mal. Et il n’est pas si mal. Pas en lui-même.
— Mais il l’est !
Jim éprouve cette impression de sombrer que l’on éprouve quand on a le dessous dans une discussion, l’impression que l’adversaire recourt à des arguments rationnels alors qu’on s’appuie sur la force de l’affect ; et, comme font généralement les gens dans cette situation, Jim exploite son capital émotionnel, va droit au cœur du propos :
— Papa, le monde meurt de faim.
— Je sais ça, dit Dennis, très patiemment. Le monde est au bord d’une faillite catastrophique. Tu crois que je n’ai pas remarqué ?
Il soupire, considère le moteur.
— Mais j’ai acquis la conviction… Je crois, maintenant, que l’un des principaux obstacles à cette faillite, c’est la puissance des États-Unis. Nous pouvons empêcher bien des guerres par l’intimidation. Mais jusqu’à présent la majeure partie de notre pouvoir d’intimidation reposait sur le nucléaire, tu comprends, et le recours à celui-ci signifierait notre fin à tous. Alors des petites guerres n’arrêtent pas de se déclencher parce que les gens pensent que nous n’allons pas détruire le monde entier pour les arrêter. Et donc, si… Si nous pouvions rendre la dissuasion plus précise, tu vois – une sorte de coup de bistouri capable de concentrer tout son pouvoir de destruction sur les troupes d’invasion, et uniquement sur elles –, nous pourrions démanteler le parapluie nucléaire. Nous n’en aurions plus besoin, parce que nous disposerions d’une autre forme de dissuasion, une forme plus sûre.
» Par conséquent… (il lève les yeux vers Jim, le regarde bien en face)… Par conséquent, dans la mesure où je suis concerné, je fais le travail qui a le plus de chances de libérer les gens de la menace d’une guerre nucléaire. Maintenant dis-moi… (voix tendue)… Dis-moi quel meilleur travail je pourrais faire ?
Il détourne les yeux.
— C’était un bon programme.
Jim ne sait pas quoi répondre à ça. Il discerne la logique de l’argumentation. Et cette peur qui tend la voix de son père… Sa colère le quitte, et il est stupéfait, et même effrayé, de ce qu’il a dit. Ils ont tellement outrepassé les bornes de leur discours ordinaire qu’il semble impossible de faire machine arrière.
Et il se remémore tout à coup ses projets pour la soirée : le rendez-vous avec Arthur, l’attaque de la Laguna Space Research. Il ne peut pas faire face à Dennis avec de telles idées en tête, ça le fait trembler comme un malade.
Dennis s’appuie sur la voiture, visage enfoui, son expression oblique figée comme du marbre. Il est perdu dans ses propres pensées. Ses mains s’affairent avec méthode sur le capot de la pointe suivante, dévissant un boulon à coups de clé. Jim essaie de dire quelque chose, mais les mots lui restent coincés dans la gorge. De quoi s’agissait-il ? Il n’arrive pas à se souvenir. Le silence s’éternise, et il n’est vraiment rien qu’il puisse dire. Rien qu’il puisse dire.
— Je… je vais rentrer dire à maman que tu es prêt à manger ?
Dennis acquiesce.
Jim rentre d’une démarche incertaine. Lucy est en train de hacher des légumes pour la salade, à côté de l’évier, face à la fenêtre de la cuisine qui donne sur le garage. Par la fenêtre, il aperçoit le flanc et le dos de Dennis.
Lucy renifle, et Jim se rend compte qu’elle a les yeux rouges.
— Alors il t’a dit ce qui lui est arrivé au travail ? demande-t-elle en tranchant à forts coups irréguliers.
— Non. Qu’est-ce qui s’est passé ?
— Je vous ai vus parler, dehors. Tu ne devrais pas te disputer avec lui un jour comme aujourd’hui !
Elle va se moucher.
— Pourquoi, (qu’est-ce qui s’est passé ?
— Tu sais quils ont perdu ce gros marché sur lequel papa travaillait ?
— Vaguement, je crois. Ils n’étaient pas allés en appel ?
— Si. Et ils s’en sortaient plutôt bien, oui, jusqu’à aujourd’hui.
Et Lucy lui raconte tout ce qu’elle sait sur le sujet, ce qu’elle a reconstitué à partir des remarques cassantes, amères de Dennis.
— Non ! fait plus d’une fois Jim durant son récit. Non !
— Si. C’est ce qu’il a dit. (Elle porte un poing à sa bouche.) Je ne crois pas l’avoir jamais vu aussi bas qu’aujourd’hui, de toute ma vie.
— Mais… il était là… Il était là, dehors, et il prenait la défense de tout ça ! De tout !
Lucy hoche la tête, renifle, se met à découper des légumes.
Abasourdi, Jim regarde son père de l’autre côté de la fenêtre, qui resserre méticuleusement un boulon, comme s’il assemblait les dernières pièces d’un puzzle.
— Faut que j’y aille, maman.
— Hein ?
Il est déjà à la porte d’entrée. Faut qu’il s’en aille.
— Jim !
Mais il est parti, sorti presque au pas de course. Il est resté un moment incapable de retrouver la clé de sa voiture. Puis il a mis la main dessus, démarré et filé. Tracé loin à fond la caisse.
Dennis va croire qu’il est parti à cause de leur discussion. Non ! Jim distingue à peine les rues, il ne sait pas ce qu’il fait, il est juste sur le rail qui le reconduit chez lui. A mi-chemin, il repasse en manuel et trace vers la Newport Freeway. Direction sud, sous la grande rampe de béton des voies nord, dans la lueur trouble du monde à ras de terre, dans la jungle des lampes halogènes… Il martèle le tableau de bord, sort à Edinger pour repartir vers le nord, puis reprend les voies sud. Où aller ? Où peut-il aller ? Que peut-il faire ? Peut-il retourner dîner chez ses parents ? Prendre un repas avec eux et aller faire sauter la compagnie de son père après ? Bordel de merde !… Comment a-t-il pu en arriver là ?
Continue de rouler. Il sait que l’industrie d’armement est une chose malfaisante qui fait de l’argent avec la mort, en se moquant de la souffrance, il sait qu’il doit la combattre par tous les moyens à sa disposition, il sait qu’il a raison. Et pourtant, pourtant, pourtant, pourtant. Cette expression sur le visage de Dennis, pendant qu’il fixait le moteur immaculé de sa voiture. Lucy, qui regardait par la fenêtre, à deux doigts de se trancher le pouce. « C’était un bon programme. » Sa voix.